Chronique livre chronique roman, nouvelles, récit
JEREMY FEL, Nous sommes les chasseurs (éditions Rivages)
Troisième roman
Le livre est imposant avec ses presque 720 pages. Il ne comporte en revanche que dix chapitres. Ceux-ci pourraient presque être des nouvelles, c’est d’ailleurs ce que nous croyons au début du livre, alors que nous venons d’enchaîner les deux premiers chapitres n’ayant rien à voir l’un avec l’autre. Mais très vite, nous comprenons que Nous sommes les chasseurs de Jérémy Fel est un roman. Et quel roman !
Si nous exceptons les deux chapitres des extrémités, liés entre eux mais (relativement) indépendants du reste de l’ouvrage (même si une filiation est clairement lisible), nous avons affaire à une histoire folle, sorte d’arbre généalogique au milieu d’un enchevêtrement de magie, de manipulation mentale, d’humanité persécutée. Le tout pourtant se lit avec une aisance incroyable, un plaisir malsain, même si certaines sonnettes d’alarme ne manquent pas de s’allumer dans notre tête.
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Un drôle de bouquin.
Ce livre est incroyable ! Il est d’une force peu commune, un peu surnaturelle pour tout dire. D’un bout à l’autre du roman, nous sommes ballottés, sûrs que rien ne relie les chapitres entre eux. C’est d’ailleurs ce sur quoi joue probablement Jérémy Fel, sur la surprise qui nous saisit lorsque nous réalisons qu’un fil ténu, vibrant sous une pulsation particulière, lie deux chapitres. Il faut dire qu’ils sont, ces chapitres, agencés d’une telle manière qu’ils échappent à toute logique de linéarité, de chronologies. Nous naviguons entre différentes époques, différents lieux, sans savoir ce qui nous attend au tournant d’une page.
Pourtant, lorsque nous replaçons, mentalement, les chapitres dans une progression logique, le tableau se fait tout autre et nous dévoile une saga familiale, en quelque sorte (on n’est pas dans Dallas ou chez les Kardashian). Mais cette famille-là, elle a bouffé le fruit avec le ver, et le ver lui a bouffé la cervelle, la morale, toute notion de normalité. L’auteur prend un malin plaisir à nous mettre mal à l’aise (il y parvient très bien, une scène en particulier nous choque véritablement) comme pour tenter de dévoyer notre regard de ce qui est finalement criant.
Ce qui l’est finalement, criant, c’est cette étude de la violence, du rejet, de la différence, de cet amour qui hante les membres d’une même famille, du mal-être et du mal tout court.
Qu’est-ce qui relie…
On retrouve dans ce roman Nathalie Wood ou un certain Xavier qui traînait du côté de Nantes et qui depuis a disparu des radars. On retrouve le jumeau de l’auteur lui-même, ou un alter ego, sa mère aussi. Il y a aussi Damien (comme celui de la malédiction, mais en pas pareil quand même, en pire), un archange (Gabriel… enfin en quelque sorte). On retrouve des nazis, un démon, diverses formes de dictatures (étatiques, médiatiques) et mine de rien un regard assez juste sur ce qu’est le monde d’aujourd’hui (sa violence latente, le harcèlement moral, les injonctions incessantes menant parfois à une révolte radicale, portée contre soi-même).
Niveau écriture, Jérémy Fel possède un talent réel de conteur, à savoir qu’il est capable de planter un décor, progressivement, une situation qui paraît anodine et qui va vite se muer en événement exceptionnel. Les personnages, dont on ne connaît rien, prennent rapidement une dimension aussi réaliste que fantastique. Comme s’il nous caressait dans le sens du poil, il nous flatte l’intellect, nous fait croire qu’on a tout compris, et retourne la situation d’un revers de la main. Le lien s’opère avec les chapitres passés ou à venir, on est déboussolé, soufflé, d’autant plus que la langue ne change pas véritablement, brouillant nos repères spatio-temporels.
Cette langue ne fait pas de grand écart. Finalement, elle reste dans un domaine restreint, mais en explore tous les recoins, lexicaux, sémantiques, mais aussi propre à l’imaginaire qu’elle développe. Il n’y a rien de dû au hasard ici, tout est machiavéliquement calculé.
Rock n ‘roll.
À sa manière, Jérémy Fel réveille toute une littérature populaire, de Poe à King, en y intégrant sa propre dimension. De ces maîtres du genre, il a compris que l’horreur possède une base solide que l’on puise dans le quotidien, dans le banal, dans la rumeur. Il la démultiplie avec très peu d’effets, juste un esprit aussi malin que retors, ce qui bien souvent nous explique l’inexplicable, bien que cela reste autant tarabiscoté que plausible. Tour de génie, ou presque.
Les références musicales pleuvent, une playlist de rêve nous accompagne qui finit de parachever cet ancrage réaliste dans un monde qui ne l’est pas tant que cela. Ce décalage opère et dégage une forme de magie qui nous fait du bien, puisque ce contraste nous empêche de sombrer dans ces sombres histoires qui n’en forment au final qu’une seule et unique.
Esthétique.
Amateurs de livres tout sauf téléphonés, tant dans leur forme que dans l’intrigue, nous pouvons vous assurer que Jérémy Fel possède ici un très grand pouvoir, celui de raconter des histoires comme personne. Nous sommes les chasseurs est un véritable tour de force presque esthétique tant nous avons l’impression de suivre un film ou une série à tiroirs, dont les rebondissements perpétuels mais inattendus viendrait nous cueillir lorsqu’un début de lassitude pourrait survenir.
Nous sommes donc suspendus au livre du début à la fin de celui-ci, succombons à ces charmes. Nous nous enivrons des pages lues jusqu’à la lie, que nous buvons sans soif, mais avec un appétit au goût de sang, vampires de vraies bonnes histoires divertissantes, possédant néanmoins une dimension réaliste véritable. Que nous le prenions comme du divertissement pur ou comme un révélateur du monde qui nous entoure, ce bouquin s’avère une pépite du genre. Vivement conseillé donc.