chronique roman, nouvelles, récit
FREDERIC EXLEY, Le dernier stade de la soif
Les affres de l’écrivain maudit et de l’alcool.
La vie est ainsi faite. Nous avons nos aspirations, intimes, des convictions mises à mal par le monde qui nous entoure. Frederic Exley relate, dans Le dernier stade de la soif, avec un narrateur qu’il prétend ne pas être lui, la vie de cet homme en proie au démon de l’alcool, écrivain n’arrivant pas à aller au bout de son œuvre et qui s’abime dans une Amérique qu’il déteste viscéralement.
Re-découvert par les éditions Monsieur Toussaint Louverture, ce roman nous plonge au fond de la psyché de ce narrateur sensible ne parvenant pas à vivre sa vie comme il l’entend, se contentant de la fuir en empruntant le chemin à double tranchant de l’alcool. Ce chemin fait de sa vie un roman qui nous laisse paradoxalement déshydraté, la gorge aussi sec que le Grand Canyon.
Un parcours chahuté.
Le parcours du narrateur, qui, d’après les notes de début de livre, n’est pas Exley lui-même, malgré l’usage de la première personne du singulier et un parcours de vie se rapprochant dangereusement de celui de l’auteur, est une suite de scènes retranscrivant un parcours pour le moins chaotique. En effet, ce narrateur voyage d’une côte à l’autre des États-Unis, fuyant quand il le peut une situation devenant pour le moins intenable.
Sa seule compagne régulière, c’est la bouteille. Et son envie d’écrire. Mais, bouffé par ses démons, par son mal-être, il ne parvient jamais à aller au bout de cette seconde, laissant la première le ronger et le conduire, à de multiples occasions, en hôpital psychiatrique où il subit, entre autres réjouissances, des session ultra violentes d’électrochoc.
Derrière toutes ses rudesses d’existence, il y a l’expression d’un malaise, celui d’être dans un pays qui ne lui ressemble pas, vantant un consumérisme déjà glouton (l’histoire se déroule dans une période ressemblant aux années 50-60), seul exemple à suivre pour se sentir bien, mais auquel le narrateur n’entend pas grand-chose, plus inquiet par la beauté de ce qui l’entoure que par celle du matériel.
Points de convergence.
L’histoire de ce narrateur se rapproche à de multiples reprises à celle de Frederic Exley. En effet, l’auteur a été interné à deux reprises, a divorcé à deux reprises également, et était un bon client de l’alcool. Seule différence notable, son roman, ayant vu le jour lors de son deuxième internement, a été édité, contrairement à celui du narrateur du dernier stade de la soif (lequel a été entamé entre les deux internements mais n’a jamais vu le jour, le narrateur ne parvenant pas à se pencher sur ce terriblement délicat et perturbant travail de réécriture et correction).
Contrairement à lui donc, Exley parvient à finir le sien. Il en obtiendra une reconnaissance de ses pairs et de multiples bourses. Cela n’est pas un hasard, sa plume étant d’une flamboyance rare, d’une poésie féroce, d’une qualité indéniable. Nous y retrouvons un peu du talent de conteur d’un John Steinbeck, avec cependant un côté plus désespéré. Pourtant, on retrouve une certaine notion d’errance similaire, celle de devoir tracer son chemin dans une Amérique difficile à vivre, dans lequel leurs héros respectifs ne trouvent pas leur réelle place.
Road trip intime.
Nous suivons donc dans Le dernier stade de la soif l’itinéraire cabossé du narrateur d’Exley, mais aussi celui d’une batterie de personnages secondaires tout aussi dépassés que lui. Néanmoins, avec sa plume au rythme soutenu et fluide, au vocabulaire judicieusement choisi, et avec une bonne dose d’humour, souvent sarcastique, nous ne sombrons jamais dans un état de léthargie cauchemardesque. Nous ne ressortons pas du livre avec un sentiment écrasant, juste une compréhension aigüe de ce par quoi passe cet antihéros dans la plus pure tradition américaine.
On pourrait presque y lire certaines turbulences arrivées plus tard, avec Kerouac par exemple, sur une soif de vie entravée par une société américaine conservatrice. Une fois encore, c’est le rêve américain qui en prend une claque, démontrant par ces « poissards » que vivre dans ce pays n’est pas une sinécure si l’on rêve d’une certaine liberté. Si l’on ne se glisse pas dans le moule, la souffrance, véritable, jaillit et empêche à l’Homme de s’épanouir.
Ainsi, le narrateur et l’auteur se confondent. Sans aucun doute, Exley aura expulsé une part de son mal-être et de ses interrogations dans ce roman puissant, déstabilisant, sans doute parce qu’il touche à une part de notre humanité, celle qui façonne nos existences, nos rêves, nos désirs les plus intimes. Avec pudeur mais sans rien masquer de ses maux, Frederic Exley fouille au fond de son âme pour entrer en communion avec la nôtre. Et nous amener à réfléchir sur le sens que l’on souhaite donner à notre vie. Puissant.
Patrick Béguinel
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