chronique roman, nouvelles, récit
DANA HILLIOT, Sauver sa peau
déjà paru chez L’Orpailleur.
Une fois de plus, la collection L’Orpailleur nous impose la force de la littérature qu’elle nous propose. Sauver sa peau, de Dana Hilliot ne fait pas exception en mélangeant politique, social, et aussi, comme souvent dans cette collection, philosophie.
Avec son titre en trompe-l’œil, sonnant un peu à la manière d’un thriller où, soumis à un quelconque prédateur, un héros ou une héroïne tenterait par tous les moyens possibles de sauver sa peau. Or, il n’en est rien ici. Pas du tout un thriller, pas véritablement à proprement parlé un roman, ce livre est plutôt un livre sur la désillusion.
Constitué d’une multitude de fragments de vie, répertoriés en une, deux voire trois pages pour les plus longues, nous plongeons dans l’âme de personnages sans nom sans réelle identité, mais avec des idées bien précises, bien arrêtées ou en transit. Le canevas tissé par Dana Hilliot s’avère dense, tant dans sa forme que dans son fond.
Ruralité et politique.
Nous avons deux mondes qui s’opposent dans ce livre. D’un côté celui des « petites gens », ceux qui vivent hors de villes (ou du moins qui vivent dans des villes hors capitale), à la campagne ou à la montagne, de l’autre des activistes politiques, voire des membres du Parti National. Tous semblent être sur un pied d’égalité, à un moment de bascule qui remet leurs croyances en cause. Ici, une présidente de parti prête à se faire élire à la plus haute fonction de l’état, là des parents dont l’enfant s’est barré de la maison suite à une violence dispute.
Il ne s’agit que d’exemple, mais ce livre renferme ces tranches de vie, celles où tout bascule, où tout a basculé à un moment ou à un autre. Les psychologies des protagonistes nous explosent au visage littéralement en quelques lignes, nous amenant nous-même à plonger dans une forme d’introspection. Il ne s’agit donc pas d’une lecture passive, elle s’en remet à notre intelligence, à notre capacité à accepter les arguments, même les plus pourris, dans un contexte donné.
Celui-ci est généralement douloureux. Des âmes en perdition se tournant vers des extrêmes (politique comme familiaux), renonçant parfois à des idéaux martyrisés par la vie dans ce qu’elle a de plus rude. Loin d’être un long fleuve tranquille, ce livre bouscule les préjugés et démontre un réel humanisme, une véritable sagesse également car nous n’y sentons jamais le poids d’un jugement.
Les chapitres se suivent, se complètent, mais ne se ressemblent pas forcément.
Chaque chapitre est une expérience de lecture. Les phrases sont souvent juxtaposées les unes aux autres, séparé par des virgules ce qui donne une forte impression d’oralité. Ici, les personnages se livrent, sans fard, de manière totalement décomplexée. Ils exposent leurs constats, leurs expériences, leurs changements de cap avec une fougue le plus souvent teintée d’amertume.
Le rythme de lecture est celui d’un marathonien qui cherche son deuxième souffle. Les points sont souvent tardifs dans la phrase, ce qui fait que l’auteur a le temps, dans une de celles-ci, d’exposer une foule d’idées, comme s’il les captait au vol, ou comme s’il restituait les propos de quelqu’un enregistré à la sauvette, en le restituant de la façon même sous laquelle il l’a entendu. Discussion de bistrot ou au siège d’un parti un soir d’élections, dans les petits papiers d’un PDG ou dans la cuisine d’un couple ayant du mal à joindre les deux bouts, tout est exposé dans une lumière crue, sans pitié.
Le vocabulaire aide en cela. Direct, simple, il parvient à montrer la richesse de notre langue en décrivant avec précision des mécanismes complexes. Si le choix des mots est précis et très accessible, il ne prend pourtant pas les lecteurs pour des idiots tant ce qu’il renferme de sens crève l’écran sur bien des aspects. Ainsi, le facho qui quitte subitement le mouvement, suite au décès de sa mère, interroge sur le pourquoi il a rejoint le fameux groupuscule (problème familiaux ? Convictions profondes ou de surface?).
Sauver sa peau après avoir perdu son âme ?
Dans une certaine mesure, le titre du livre paraît un peu hors sujet. Mais quand on y réfléchit bien, on se dit que, finalement, il n’est pas si mal choisi. Car en lisant ces pages, nous nous rendons bien compte à quel point l’analyse de ceux que l’on n’entend ni ne lit pas est précieuse. Souvent détruits par un monde qui les invisibilise, ils n’en sont pas moins des rouages essentiels. Sauver sa peau, c’est avant tout essayer de boucler les fins de mois, c’est avant tout chercher le détail qui appuiera une démarche, c’est, surtout, ne plus être quantité négligeable par rapport à ceux qui imposent leur loi.
Ainsi, devenir ermite, se battre sur les barricades, ou fonder un parti, chacun voit selon ses propres moyens et ambitions. Tout ne ressort pas ou tout blanc ou tout noir du livre, et Dana Hilliot nous le démontre à la perfection. Si le livre se lit relativement vite (il comporte 150 pages seulement), son effet reste durable et nous permet un peu d’ouvrir les yeux sur tout ce (et tous ceux) que l’on ne regarde plus. En les englobant dans notre propre histoire, cela réveille une notion autre de la fraternité ou de la solidarité. Même vis-à-vis de spécimens a priori détestables.
Finalement, oui, ce bouquin sauve bel et bien nos peaux.
Patrick Béguinel
Sauver sa peau – Outside Dana Hilliot
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[…] Une autre très intéressante chronique ici également sur Litzic. […]
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