MAEKI MAII – AU TEMPS POUR MOI

MAEKI MAII - AU TEMPS POUR MOILes retrouvailles de Maeki Maii et de R$kp ne pouvaient accoucher que d’un album de haute volée. Bonne nouvelle, puisant aussi bien dans le cloud rap et  la trap que dans le boom bap old school, la dernière livraison du duo est encore meilleure que ce que l’on était en droit d’attendre. 

Un album hors temps.

Un beat amniotique et des notes cotonneuses émergent avec douceur : le radeau sonore de R$kp croise en eaux calmes. Une voix murmure, presque un chuchotement : c’est le nocher Maeki Maii, Charon des temps modernes, qui tient la rame et guide l’embarcation sur le plus périlleux fleuve des Enfers. Le temps d’un couplet maîtrisé où le rappeur genevois déroule ses thèmes de prédilection (littérature, cinéma, mythes fondateurs, considérations existentielles, mais on y reviendra) et le duo accueille un autre passager. Dissipé -c’est lui- accélère et place un couplet technique dans la langue de Dante, poète qui donne son titre à ce premier morceau.

Locomotive de l’album, « Dante » a connu un succès fulgurant, se classant dès sa sortie dans le top 3 de la semaine, tous styles confondus, de la plateforme américaine Audius, détrônant au passage des poids lourds du rap américain tels que Fat Nick & Pouya. C’est peu dire que c’est mérité tant « Dante » impressionne par l’exigence de son écriture autant que par son évidence à la première écoute. Morceau somme qui rassemble toutes les thématiques de l’album à venir, ce titre est aussi et surtout un classique instantané.

Confirmer le début en fanfare.

C’est donc sous les auspices du poète florentin que s’ouvre « Au Temps Pour Moi« . Maeki Maii et R$kp n’auraient pu faire meilleur choix. Dans la première partie de La Divine Comédie, c’est Virgile lui-même qui vient chercher Dante pour le conduire à travers les neuf cercles des Enfers. Comment ne pas y voir une métaphore de notre duo qui nous guidera, tout au long de ces dix titres (plus un), « entre le Ciel et l’Enfer » et à travers le temps ?

Du titre de l’album jusqu’au morceau éponyme rythmé par une cloche que l’on parierait être celle du Jugement Dernier, cette thématique du temps -qui passe, nous précède, de sa fin- traverse l’album. L’horloge dessinée par Siwa pour illustrer le projet en est un rappel solennel. Le temps, c’est celui qui passe, qui nous a pris ceux qui nous sont chers comme nous le remémore le poignant « Requiem ».

Hommage à  Huyanak, l’ami disparu, ce titre accueille le poète mystique parisien Sauveur Eloheem pour un featuring de haute volée. Sur un tapis de cordes synthétiques sépulcrales déroulé par R$kp, Maeki Maii propose une partition inhabituelle, mi-chantée mi-parlée qui laisse affleurer l’émotion.

Enfoncer le clou.

Si la citation et la comparaison sont des figures imposées du hip-hop, Maeki Maii choisit ses références parmi les figures tutélaires du passé. Poètes, cinéastes, auteurs, acteurs, mythes fondateurs : le temps, c’est aussi celui de ceux qui nous ont précédés. C’est aussi celui qui, un jour, arrivera à son terme. « On verra au Jugement Dernier ce qu’on va prendre dans les gencives » s’inquiète le MC genevois sur le flamboyant « William Blake« .

Dans ce morceau chimérique et nocturne comme un tableau du Douanier Rousseau (ou, bien sûr, « du vieux William »), le poète met en scène, sur fond d’arpèges crépusculaires, son propre trépas qu’il imagine semblable à celui d’ « un vieux tigre criblé de balles, mourant seul, à la belle étoile« . Dans « Quand On A Que Le Froid« , il promet, ambigu, « J’irai au Paradis […] sur le dos de Cerbère« . De « Dante » commencé aux Enfers aux Champs Elysées de cette sixième piste, la boucle est bouclée.

Le rap de Maeki Maii est littéraire, c’est un fait. La beauté échevelée des textes de « Dante« , « Quand On A Que Le Froid » ou « William Blake » en atteste.  Le choix de donner le nom de deux poètes aux deux premiers morceaux de l’album est en lui-même éloquent. L’horloge évoquée plus haut n’est-elle pas également le titre d’une nouvelle d’Edgar Poe ?

Littéraire.

« Au Temps Pour Moi » se démarque des productions hip-hop mainstream et cultive sa singularité grâce à la richesse de son univers, au décalage de ses références et aux interrogations existentielles qui infusent chaque texte de l’album. Maeki Maii observe le monde qui l’entoure, « cette époque mortifère« , avec le détachement de celui qui « depuis le caniveau regarde les étoiles« . Ne se dépeint-il pas lui-même, à rebours des clichés, en « samouraï clochard« , « fils de la crasse et du froid« , s’inscrivant davantage dans la lignée des Clochards Célestes de Kerouac que dans celle des rappeurs matérialistes glorifiant la valeur de l’argent ? De là à imaginer que ces dix titres s’écoutent davantage dans les salons littéraires qu’en bas des blocs, il n’y a qu’un pas qu’un brelan de morceaux rageurs nous empêchera définitivement de franchir.

« Sigmund Freud« , par exemple, s’ouvre sur un couplet de Crapulax dont la crudité ferait rougir le chef du rayon charcuterie d’un supermarché de banlieue, le titre voit aussi le rappeur austro-italien kicker brutalement sur un groove sale et chaloupé. Un morceau provocateur et brutal propre à déclencher une rixe en showcase. Sur « Uranus« , il ne résiste pas à placer la rime grivoise que chacun aura devinée.

Le temps de « Quand On A Que Le Froid« , le MC lâche sur ses congénères aux « goûts de chiottes » ses flèches trempées dans le poison de la misanthropie. « Au Temps Pour Moi » (le morceau), habité de visions morbides, plonge auditeurs et auditrices dans une ambiance menaçante où le danger rôde au détour de chaque couplet. Même ambiance sur le vrombissant « Point Limite Zéro« , variation nihiliste sur le film de Richard Sarafian menée tambour battant par les grooves frénétiques de R$kp. Instru dissonante, flow pétaradant comme un pot trafiqué, le morceau étrille les tenants de l’autoritarisme qui gangrène nos sociétés. Un coup pour la morale, un coup pour l’ordre établi. Maeki Maii connaît ses classiques et rappelle sa capacité à installer un univers cinématographique en quelques lignes.

Le cinéma comme inspiration…

Une constante chez lui car le cinéma occupe une place prépondérante dans sa musique. Déjà, sur l’incandescent « Naples » (album « Coups de Pied à la Lune » en 2018), il esquissait en quelques vers l’ambiance électrique de la cité parthénopéenne. Les occurrences relatives au 7ème art, d’ailleurs, abondent dans son œuvre : de George Abitbol à George C. Scott, des « frangins Marx » à « The Last Run ». « Cigarette au bec à la Humphrey Bogart » est un de ses leitmotivs qui revient d’albums en albums.

L’évocation du Rio Grande et du « western mystique » évoque autant les classiques américains des années cinquante que les pellicules surréalistes d’Alejandro Jodorowsky. Les morceaux de Maeki Maii se regardent autant qu’ils s’écoutent. L’album se referme d’ailleurs sur une pièce enfumée intitulée « Voir ».

Surtout, il y a Pasolini. Figure tutélaire de « Dante », évoquée dans le refrain et le couplet de Dissipé (« il fantasma di Pier Paolo »), le cinéaste transalpin plane comme un spectre sur tout l’album. Et c’est tout sauf un hasard : Médée, Oedipe Roi ou l’Evangile Selon Saint-Matthieu, sont quelques titres de sa filmographie. Or les mythes antiques et l’imagerie religieuse sont omniprésents dans ces morceaux.

…et la mythologie

L’Enfer, par exemple, revient avec insistance dans « Au Temps Pour Moi » ; la vision monothéiste de celui-ci se confondant avec son alter ego mythologique. Ainsi, Cerbère, la créature tricéphale qui garde le royaume d’Hadès, figure en bonne place dans le refrain de pas moins de deux d’entre eux (« Entre Le Ciel et l’Enfer » et « Quand On A Que Le Froid« ). « Dante » s’ouvre sur une croisière sur le Styx et se referme avec l’évocation de « Dio et il diavolo » et du « padre nostro ».

« Uranus« , titre mélancolique et nonchalant, est aussi la version latinisée (forcément) d’une divinité grecque (Ouranos). Il y est ainsi question de « faire un golfe avec Lucifer » et de « bouffer du bœuf chez tonton Jupiter« . S’agit-il des bœufs du soleil qui ont coûté la vie aux compagnons d’Ulysse ou du veau d’or façonné par Aaron ? Aucune clé ne nous sera donnée, l’auteur laissant à chacun, chacune, sa liberté d’interprétation.

« Requiem« , lui, emprunte son titre au vocabulaire liturgique. A moins qu’il ne s’agisse là d’un clin d’oeil au producteur lotois, R$kp ayant sorti fin 2020 un album respectant la structure classique de ce genre musical. L’emploi de ces images fortes confère aux textes une gravité certaine en même temps qu’il joue sur les décalages triviaux (voir les deux vers précités). Il désamorce ainsi tout procès en grandiloquence cependant qu’il affirme son ambition.

Un album qui en impose.

Tour à tour mélancolique et hargneux, « Au Temps Pour Moi » est donc surtout un excellent album de hip-hop. Les instrumentaux de R$kp sont variés, originaux et parfaitement produits. On reconnaît bien ici la signature de l’hyperactif Régis Blanchard.

Bénéficiant de featurings de qualité, ces onze titres brillent aussi par le dandysme détaché et la plume incisive de Maeki Maii. Ce dernier n’a pas son pareil pour entraîner auditeurs et auditrices dans son univers qu’il qualifie lui-même de « perché ». A l’heure où les singles priment à nouveau sur les albums, « Au Temps Pour Moi » est une œuvre complexe où rien n’est laissé au hasard et qui doit s’appréhender dans sa globalité pour en saisir toute la subtilité.

Maeki Maii confirme que le hip-hop, genre parfois décrié par les esprits obtus et les conservateurs, a depuis longtemps gagné ses lettres de noblesse. Une dernière chose : les recettes de cet album (et de tous les autres), à prix libre, sont réinvesties dans la prise en charge du jeune fils de l’artiste diagnostiqué TSA (Trouble du Spectre Autistique). Un homme vrai, un bon gars.

Au Temps pour Moi | Maeki Maii – produced by R$KP | Maeki Maii (bandcamp.com)

BenBEN

Frontman de Wolf City, impliqué dans des projets aussi divers que The Truth Revealed ou La Vérité Avant-Dernière, Ben a grandi dans le culte d’Elvis Presley, des Kinks et du psychédélisme sixties. Par ailleurs grand amateur de littérature, il voit sa vie bouleversée par l’écoute d’ « A Thousand Leaves » de Sonic Youth qui lui ouvre les portes des musiques avant-gardistes et expérimentales pour lesquelles il se passionne. Ancien rédacteur au sein du webzine montréalais Mes Enceintes Font Défaut, il intègre l’équipe de Litzic en janvier 2022.

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