APPLE JELLY, Tchernobyl, hautement radioactif !
Nouvel EP déjà disponible.
35 ans, ça se fête ! Même s’il s’agit d’une catastrophe nucléaire dont les retombées sont inquantifiables et les ravages innombrables. Avec cet EP concept de 5 titres, baptisé du nom de la fameuse centrale soviétique Tchernobyl, Apple Jelly nous livre un disque foisonnant d’idées toutes plus abouties les unes que les autres, pour un résultat oscillant entre génie pur et sentiment d’horreur et de malaise absolue.
Sans doute sommes-nous marqués en partie par la série HBO récemment diffusée sur M6. Toujours est-il que le caractère oppressant de celle-ci ressurgit de façon démoniaque, nous assaille sans nous laisser d’espoir, de même que l’explosion du réacteur ne laissait aucun espoir aux différents intervenants sur place ou à la population de Pipriat de s’en sortir indemne. Le caractère urgent, de danger invisible et imminent, rôde de At the beginning jusqu’à Le grand mensonge qui ouvrent et ferment respectivement cet EP indispensable.
Au commencement.
At the beginning impose l’atmosphère. Tendu, mais sans plus, jusqu’à l’apparition de la « sirène » d’alarme survenant à une minute et douze secondes. Le titre s’imprègne en nous comme un isotope hautement radioactif. Notre pouls s’accélère, nous sentons que nous pouvons basculer dans un précipice, même si nous n’avons pas encore conscience que tout espoir est vain, que nous sommes déjà morts. Le côté lancinant du morceau implique de nous une certaine passivité. Nous sommes en effet dans l’expectative, dans ce moment de flottement qui précède la prise de conscience. Si la sirène nous sort de notre torpeur, nous indiquant que quelque chose de grave se passe et qu’il faut appeler les pompiers, nous avons du mal à nous mettre en mouvement, sonnés que nous sommes par l’énormité de ce qui se déroule.
La base électro, comme un compte à rebours, gagne en intensité lorsque la deuxième sirène s’entrelace à la première, toujours sur cette base lancinante, semblable à un encéphalogramme qui resterait plat, atone. Le morceau se termine par une voix, en russe, finissant de planter le décor. Nous sommes en Ukraine. Le cœur du réacteur de Tchernobyl vient d’exploser.
Inconscience.
Everlasting Day succède à cette entrée en matière qui nous laisse en état de choc. Acoustique, guitare voix majoritairement, nous avons une image qui se dévoile dans notre esprit. Celles d’une enfant, se balançant sur une balançoire dans cette ville, Pipriat, alors image symbolique de la puissance soviétique. Elle sourit, inconsciente que les radiations commencent à envahir son organisme. Nous avons cette image, celle d’atomes flottant au vent, comme des pollens de pissenlits, la pénétrant de toute part dans un léger contre-jour au flou artistique, aux teintes vintages, saisissant, démontrant l’horreur, presque banale, de la situation.
Cette balade à priori plutôt optimiste est fortement corrompue par le sens des paroles. Le manque de réactivité des autorités a condamné les personnes présentes, de façon totalement inconcevable aujourd’hui (mais Apple Jelly y revient avec Le grand mensonge).
Étrangement, on pense au Sunday Morning du Velvet Underground, ou bien e ncore l’ironie d’un Perfect day. La voix ici ressemble ou évoque un peu, beaucoup, celle de Lou Reed (avec ou sans Velvet), avec ce léger aspect « blasé » appuyant avec élégance la mélodie jouée à la guitare folk. On pourrait fredonner ce titre de façon totalement déplacée, comme une gentille folk song sans danger, comme, une nouvelle fois, inconsciente du drame qui a déjà commencé. Aux alentours de 3 minutes, les claviers sonnent, comme des trompettes, sur des teintes légèrement mineures, dévoilant un caractère emprunt de nostalgie, vaguement mélancolique, mais jamais plombée à l’extrême. Nous sommes désarçonnés. Que va-t-il arriver ?
Début de l’évacuation.
Encore une sirène. Dans le titre cette fois-ci. La rythmique devient trépidante, symbolisant le début de l’action combinée des pompiers et des diverses autorités. Dans l’oreille de gauche, du russe, voix parlée, extraits de discours. Dans l’oreille droite, un chant qui s’emballe, au caractère implacable. La base rythmique est purement électro, beat sous amphét’, claviers semblables à des orgues (ceux qui retentissent lors des cérémonies funèbres). Nothing could grew into the night. Rien ne peut grandir dans la nuit. La terre est polluée, pour des centaines d’années. Les hommes sont contaminés, morts avant même d’avoir vécu pour certains. Les organismes fondent, se liquéfient, s’écroulent en eux-mêmes.
Rien ne peut venir les sauver. Les cancers commencent à les ronger. La fin du titre est résignée face à l’ampleur du drame. Tempo en berne, voix qui, elle, ne l’est pas, mais qui dresse un constat plein d’amertume. Là où elle était trafiquée par un effet qui la distordait, elle retrouve, à deux minutes, une dimension plus naturelle. Ce changement marque une humanité marquée à jamais par l’horreur et l’ampleur du phénomène. Et ce n’est pas le crépitement du compteur Geiger qui envahit le morceau suivant, There is death you can’t see, qui améliore la situation.
Fatalité/mensonge.
La voix est ici habitée par cette étincelle de lucidité qui submerge tout, lorsque enfin nous comprenons ce qui se passe. Totalement à propos depuis le début du disque, elle transmet ici une émotion à fleur, nous accable de sa douleur, tandis que la musique en arrière-plan marque une mélancolie à couper au couteau. Effet clavecin pour l’appuyer, effet acoustique de guitare, toujours ce même rythme lancinant au début du titre qui déploie des tentacules au fur et à mesure de sa progression. Les bruitages sont des images, de portes que l’on ferme comme si elles pouvaient être des barrages à la pollution radioactive.
Nouveaux extraits de parole en russe, paroles politiques masquant la réalité des faits, mentant, minimisant les effets de cette « bombe », l’effroi se situe à tous les étages. Et cette voix qui nous retourne le ventre. Elle n’est pas parfaite dans le chant, elle l’est dans ses intonations. Elle est symbole de douleur, de chagrin insondable de celui qui a tout perdu, elle est simplement parfaite dans ce qu’elle énonce et dénonce. La fin du morceau ne laisse plus entrer la lumière. Et s’enchaine sur les choeurs de ce qu’on imagine être l’Armée Rouge.
Le grand mensonge.
Ce titre parle de lui-même, on ne va pas vous faire un dessin, juste vous signaler qu’il débite des extraits d’archives de journaux télévisés, de discours politiques absolument glaçants. Musicalement, le titre est fou. Les Choeurs de l’Armée Rouges sont hachés (avant de disparaître, symbolisant aussi la fin de l’URSS), avec cette impression que vous baissez subitement le volume avant de le remettre à son niveau d’origine. Effet perturbant, les émotions le sont tout autant, surtout lorsque la musique reprend. Celle-ci amplifie encore ses côtés lancinants en forçant le trait binaire de la rythmique, semblable, encore une fois, à un compte à rebours.
Nous ressentons un caractère implacable mis en place par les autorités, qui , sous prétexte d’apaiser les craintes de la population, lui ment effrontément. L’alarme, rouge, qui intervient sur les 45 dernières secondes du morceau appuie encore sur l’effet à la fois de danger, d’urgence, mais nous prévient également sur les couleuvres que l’on tente de nous faire avaler. Avec le recul, avec ce que nous savons du drame, cela n’en est que plus dramatique. Nous notons encore une fois le choix du groupe de faire apparaître parfois les voix dans l’oreille droite, parfois dans celle de gauche, parfois dans les deux, ce qui nous laisse à penser d’une certaine schizophrénie habitant les différents protagonistes de l’époque quant à la teneur des discours à délivrer.
Expérimental.
Cette catastrophe nucléaire, comme celle de Fukushima (sans même évoquer les deux bombes ayant ravagé Hiroshima et Nagasaki) nous terrorise de façon tout à fait personnelle. Malgré les beaux discours quant à la sécurité des centrales nucléaires d’aujourd’hui (on entend en ce sens un fragment de discours qui nous place, aujourd’hui encore, dans l’interrogation quant à ce qui est « vraiment » mis en place dans notre pays hyper nucléarisé), le doute demeure, et la peur nous étreint le bide.
La musique d’Apple Jelly sur Tchernobyl joue avec maestria entre ses aspects émotionnels, instinctifs, parfois naturels et acoustiques, et ses interactions purement cérébrales grâces à ses expérimentations électroniques faisant naître des images folles dans nos pensées. Le dosage, toujours juste entre ces deux aspects, les renforce mutuellement, les amplifie, les porte vers des sommets de pertinence, ce qui ne peut absolument pas nous laisser de marbre.
Quand on pense que cet EP ne dure que 15 minutes, mais qu’il revisite et réinterprète 35 années qui ont fondamentalement tout changé de notre perception des choses quant au nucléaire, quant aux discours étatiques, quant aux discours pseudos journalistiques et scientifiques (et nous sommes encore en plein dans l’actualité avec cette crise sanitaire dont on risque fort d’en apprendre des vertes et des pas mûres dans quelques années), on se dit qu’Apple Jelly touche au but. Et bien que ce Tchernobyl ne nous ménage pas, sa beauté intrinsèque ne peut que nous terrasser. Définitivement.