AMÉLIE NILLES, À croqué le fruit étrange
2é EP disponible chez Planisphère.
S’en prendre à Strange Fruit est un exercice périlleux, Billie Hollyday restant sans conteste possible LA voix de ce titre mythique, magnifiquement tragique, tragiquement émouvant. Alors, quand Amélie Nilles s’y frotte, nous avons comme une sueur froide. Parce que, d’autres s’y sont frottés, du monde du jazz, du rock (la version de Jeff Buckley dans son Live at Sin-é étant relativement intéressante), pas toujours pour le meilleur.
Mais il faut avouer que la chanteuse, la jazzwoman, la musicienne expérimentale, nous met un bon frisson (qui n’a rien à voir avec la fameuse sueur froide susnommée). Le reste de son EP nous électrise pareillement, et nous plonge dans un univers organique troublant, excitant.
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Strange fruit.
Les fruits étranges ici sont ces noirs qui se balançaient au bout d’une corde, fruits d’un arbre couleur sang. Référence évidente au racisme et à l’esclavage, ce morceau mythique est un monument de la musique. Un Everest que n’hésite pourtant pas à tenter de gravir Amélie Nilles. Bonne nouvelle, le morceau part très bien, très fidèle à l’esprit original, si ce n’est ce bruissement en intro, comme le bruit du vent d’un strange tree. La musicienne pose sa voix. Émotion/frissons instantanés. La voix est belle, enfin, elle est dans une tonalité dont on raffole, tout comme elle est expressive à la perfection, c’est-à-dire qu’elle ne force pas, cela semble inné, cette justesse dans l’expression.
La partie chantée fait honneur à ce titre. Et la musique alors ? C’est vrai que Strange fruit à cette particularité d’être un a capella avec de la musique. Mais, subjugués par la voix et le propos, nous avons tendance à ne plus l’entendre, la musique. Ici, un tissu organique l’habille, de manière terriblement convaincante. Elle appuie la voix sans la faire dériver, la magnifie, et quand elle s’efface, la voix, les textures électro, couplées au bourdon de synthé et deux-trois notes de piano (littéralement deux ou trois), donne une impression cauchemardesque, ténébreuse, tempétueuse. En rien cela ne casse le mythe, cela le renforce, parce que cette expérimentation, que l’on retrouve ensuite en fil rouge sur l’ensemble de l’EP, est d’une efficacité sensorielle magistrale.
Field recording.
Forcément, les ambiances, souvent plus facilement décelables en intro ou outro des titres, nous ramènent à la nature. Amélie Nilles est en effet une adepte du field recording, qui s’agit en l’enregistrement d’éléments naturels restitué tels quels, ou trafiqués, sur les musiques de l’EP. Bruit du vent, craquement du parquet sont ici présents, malaxés par une oreille exercée et formée à la chose (la dame a étudié tout cela en musicologie à Paris 8 et découvre la composition électroacoustique, la spatialisation du son ou encore le field recording).
Caravan (reprise du classique, de Duke Ellington) suit Strange Fruit, avec le même effet. À la voix s’ajoutent des percussions minimalistes, ces frottements/froissements naturels, les triturages des mesures, les cuts, les déformations de la voix, tout crée la surprise, l’inattendue, tout en restant musical. Certes, une oreille habituée à Maître Gims ne peut comprendre cela, mais le côté viscéral de la musique peut capter n’importe qui, qui retrouvera peut-être un peu de ses rêves dans les compositions de l’EP.
C’est marrant, car Caravan nous évoque presque un univers japonisant, bien que son thème soit évidemment lié à ces fameuses caravanes du désert. Le caractère instantané du chant capte notre attention, avant que les expérimentations remettent tout en perspective. Fini la linéarité, voici les courbes, les brisures. Ajouter l’aspect organique, concret, et la musique gagne une épaisseur qui peut paraître torturée mais qui révèle des beautés profondément ancrées en nous.
Ne pas expliquer.
Don’t explain donne dans la plus pure « folie » créative. Comme le suggère son titre, nous ne chercherons pas à expliquer les « bidouilles », simplement dire que ces manipulations du son, des matières sonores, nous bouleversent, nous placent face à notre reflet, enfin à l’intérieur de notre reflet, à notre intime perturbé, à nos zones sombres. Pourtant la beauté jaillit par saccades, éclot en fleurs de papier, à la fois fragiles et solides, se laissant bousculer par le vent, envahir par les larmes, ressuscitant les cauchemars de l’enfance, appelant au réveil des sens. Le voyage est ici sensible, sur un fil, le vertige et l’ivresse nous attendent en contrebas.
Même constat pour Το μινόρε της αυγής qui enfonce le clou, mais toujours avec une forme de légèreté, celle qui se laisse guider par un courant aérien. Terriblement ancré dans le sol par ces aspects terriens, mais pourtant volatile, le titre dégage étrangement une forme de douceur (oui, elle est chelou cette douceur, mais elle apparaît presque comme une berceuse, à sa manière). Chiennes en serait sa face cachée, un cauchemar sous acide, une déformation de la réalité, une musique underground, venant véritablement des entrailles de la Terre, une musique qui évoque aussi les personnages un peu flippants de Miazaki, ces monstres venant d’un univers traditionnel ancestral, ou d’un ailleurs beaucoup moins rationnel.
S’en sortir sans trop de casse.
Chiennes conclut l’EP, nous laisse sur une désagréable impression, un goût de fer dans la bouche, comme pour mieux appuyer son propos. Le terme qui donne son nom au morceau n’étant évidemment pas anodin, symbolisant une violence latente, sous-jacente et ultra-présente, qui parfois explose. L’expérimentation électro d’Amélie Nilles lui donne un écho presque effroyable, qui parle plus que de longs discours (les mots sont d’ailleurs tellement déformés que nous ne les saisissons pas dans leur intégralité, hormis les « sale chienne » qui reviennent avec une régularité obsessionnelle.
À croqué le fruit étrange nous propose une expérience musicale pour le moins saisissante, incroyablement inventive, et, si des « références » à Bjork ou Émilie Simon sont perçues à l’écoute, nous ne doutons pas que la musique d’Amélie Nilles inspirera certains autres artistes, de l’électro ou pas, qui y trouveront un vivier d’idées à explorer. Fort et perturbant, l’EP s’avère une expérience d’écoute immersive, qui pourra peut-être choquer les âmes sensibles. Preuve s’il en est de l’infini pouvoir de la musique. Pour nous, ce disque est une vraie réussite, qui demande de se plonger entièrement dans les rouages de chaque morceau pour en comprendre la moelle, la mécanique, et savourer comme il se doit cet univers original et captivant.