JORDANE PRESTROT, Danou Laineux se métamorphose
Un album « animal »
Par le regard qu’il porte sur celles-ci, un artiste transforme les choses qui l’entourent. Depuis Lulubelle III dont le portrait en cape s’étalait sur la pochette d' »Atom Heart Mother », on sait que les animaux occupent une place de choix dans le panthéon des visuels d’albums iconiques. En superposant le symbole zodiacal du taureau au portrait de la vache qui orne le visuel de son récent EP « Taurus » (paru quelques semaines après ce « Danou Laineux se métamorphose » qui nous intéresse aujourd’hui), Jordane Prestrot illustre parfaitement cet adage.
Il conjure ainsi l’imaginaire culturel que revêt ce symbole, renvoyant un innocent bovidé à la dimension sacrée qu’il revêtait autrefois dans la mythologie égyptienne, l’astrologie médiévale ou qu’il revêt encore dans la culture hindouiste, par exemple. Certes, Prestrot n’est pas le premier à propulser sur le devant de la scène un représentant du règne animal. Pourtant, même dans l’univers de la musique expérimentale pourtant riche en visuels iconoclastes, il est bien rare de voir le visage d’un ovin s’afficher en aussi gros plan, l’œil humide d’une sensibilité toute mélancolique.
C’est la grande force de l’artwork de « Danou Laineux se métamorphose » qui se passe, lui, totalement d’artifice. En instaurant un dialogue tripartite entre le visuel de l’album, son titre et la musique qu’il contient, l’Alsacien d’adoption confère à cette image une dimension fantastique. En d’autres termes, il transforme son essence même. Et de transformation, il sera beaucoup question dans cet album.
…derrière l’utilisation d’un personnage cathartique, c’est bien l’influence de David Bowie qu’il faut percevoir
Celle de l’artiste lui-même, tout d’abord. Cela ne sautera pas aux oreilles des auditeurs et auditrices à l’écoute de ce treizième album de Jordane Prestrot, mais derrière l’utilisation d’un personnage cathartique, c’est bien l’influence de David Bowie qu’il faut percevoir. Danou Laineux, héritier d’Aladdin Sane, Ziggy Stardust et du Thin White Duke ? Absolument. De l’aveu même de l’auteur, c’est en engageant une démarche similaire qu’il a débuté son projet.
Treize pièces qui composent un tout cohérent, déroulent le fil d’une narration (certes, obscure, cryptique) sur un petit peu plus de trente-six minutes et qui sont elles-mêmes traversées par de fréquentes métamorphoses. Rares sont les morceaux qui s’achèvent comme ils ont débuté. « Laisser les uns à leurs effets de mode« , « Entre le troupeau et les aveugles renards » ou encore « Danou Laineux largue les amarres » subissent par exemple de profondes mutations.
Le premier démarre aux accents orchestraux d’une bande originale de film progressivement envahie par une boîte à rythmes des distorsions que n’aurait pas reniés Kim Gordon sur son dernier album avant de s’achever brutalement par des arpèges sur fond de field recordings. Le second développe pour une bonne moitié des harmonies dissonantes pour lentement évoluer vers un troisième quart rythmé par une batterie de pop bruitiste qui cède elle-même sa place à une conclusion abrupte. Le tout à chaque fois en à peine plus de deux minutes. Ce maelstrom permanent accompagne les pensées de notre héros, ce Danou Laineux indécis, aux angoisses constantes, effrayé par « à peu près tout ».
… piano, cordes, percussions tribales dialoguent avec du bruit blanc…
Pour mettre en musique ce cheminement intérieur, Jordane Prestrot recourt autant que possible à de véritables instruments. Des cuivres graves ouvrent par exemple « Danou Laineux largue les amarres » tandis qu’une guitare accompagne « De Faust à Orphée« . Tout au long de l’album, piano, cordes, percussions tribales dialoguent avec du bruit blanc, des field recordings, des synthétiseurs voire même avec des instruments nettement plus atypiques (jouets pour enfants, séquence aléatoirement générée par ordinateur).
Un court morceau est à ce titre consacré aux acouphènes, prétexte pour l’artiste à laisser libre cours à sa fascination pour les sons stridents et particulièrement aigus. Cet ensemble de collisions, de juxtapositions (les lister serait trop long, chaque morceau en recense au minimum deux) illustre parfaitement les tourments de notre héros, sans cesse pris entre deux feux, que ce soit « Entre le troupeau et les aveugles renards » ou entre les adeptes des « effets de mode » auxquels Prestrot oppose les tenants du « moyen âge ». Ni suiveur, ni opportuniste ; ni passéiste, ni tendance : tiendrions-nous là une définition plutôt juste de Prestrot lui-même ?
Toujours en mouvement, bouillonnant d’une intense activité créatrice (rappelons que l’homme est un artiste pluridisciplinaire dont les champs d’action, outre la musique, englobent également la photographie et la littérature), l’Alsacien d’adoption part, comme sa musique, dans tous les sens, orchestrant le grand télescopage de sa formation classique et de son goût pour la musique concrète et les expérimentations. On parierait que le bonhomme se lasse rapidement. Bien que tenant dans des formats pop (le morceau le plus long émarge à 4’50 et la moyenne se situe vers les 3’30), chacune des treize pièces affiche un visage résolument atypique. Pour autant, l’ensemble reste d’une grande cohérence. Le terme est souvent galvaudé, mais « inclassable » est un épithète qui colle tout de même particulièrement bien à l’artiste.
… centre de symétrie d’un carré dont les sommets se nommeraient Kafka, Vercors, La Fontaine et Philip K. Dick.
Il faut dire que Jordane Prestrot développe dans toute son œuvre, un univers aussi singulier qu’il est riche, sorte de centre de symétrie d’un carré dont les sommets se nommeraient Kafka, Vercors, La Fontaine et Philip K. Dick. L’album donne ainsi à voir (et surtout à entendre) une sorte de Roman de Renart post apocalyptique où le bestiaire animalier tient une place prépondérante. Notre héros s’y métamorphose, part et achève sa quête de liberté (car « Danou Laineux veut être libre« , rappelez-vous) dans un bunker.
Mobile, certes, mais un bunker tout de même. L’ironie mordante de la situation autant que son étrangeté évoquent simultanément « Dr Bloodmoney » et « La Ferme des Animaux ». Sensation que viennent renforcer les fragments déclamés par l’artiste au gré de quelques morceaux. Narrateur distancié et omniscient, Prestrot observe d’une voix atone le parcours de son héros. Là encore, le musicien joue sur les effets de contraste. Sur « Danou Laineux largue les amarres« , il évoque dans la même phrase des figures inquiétantes (« merci vipère […] merci menteur, menteuse, merci petit juge en chaussures blanches ») et triviales (« merci grosse vache ») dressant une galerie de portraits au grotesque menaçant.
Le deuxième titre convoque la bucolique commune francilienne de Poigny-la-Forêt que l’on retrouve sur l’étonnant « … », sorte de chanson à boire interprétée par un Michel Delpech éméché et agrémentée de… miaulements de chats. Bouffonnerie ? Pochade ? Pas si sûr, car il se dégage de cette atmosphère quelque chose d’inquiétant, comme un danger sournois dissimulé derrière le masque de la bourgeoisie bonhomme. C’est l’une des singularités de l’univers de Prestrot : ce mélange de ruralité (les visuels, le bestiaire), de classicisme (illustré par l’emploi des instruments d’orchestre) et de dérapages SF (les vagues de bruit blanc qui submergent les morceaux d’ouverture et de clôture, les sons stridents qui pointent dans « Acouphène » et « Observant les geckos… »).
L’évocation de figures mythologiques tels Orphée ou Faust, le thème même de la métamorphose exploré par Ovide et Kafka, raccrochent l’album à une culture classique tandis que l’atmosphère étrange qui irrigue le récit et l’anthropomorphisme des personnages tirent celui-ci vers la science-fiction (on pense aux Fables de l’Humpur de Pierre Bordage). Prestrot invente ici une forme de fantastique vernaculaire nourri de cette accumulation d’influences parfaitement digérées.
Grand album baroque et protéiforme
Tout aurait donc un sens dans ce grand album baroque et protéiforme, à commencer par les titres mêmes des morceaux ? Certains déroulent le fil du récit ; d’autres sont (volontairement ?) plus cryptiques. Et laissent davantage place à l’interprétation. « Acouphène« , par exemple, évoque l’étourdissement qui précède le changement, la prise d’une décision importante qui intervient lors du morceau suivant (« Danou Laineux largue les amarres« ). « Arcane XVII » renvoie autant au poème du même nom d’André Breton qu’à l’Etoile, la dix-septième lame du Tarot de Marseille (et le récent EP « D’autres forces de l’ombre » dont quatre morceaux portent le titre « Musique créée à partir d’un tirage du tarot » nous incline à choisir cette hypothèse).
Mais que penser de « Plutôt que d’aller à Poigny-la-Forêt » ou encore « Observant les geckos se nourrir de papillons de nuit » ? Dans une interview à Radio MNE, Jordane Prestrot confiait apprécier Egon Schiele et le caractère inachevé de ses tableaux qui laissaient libre cours à l’interprétation du spectateur ou de la spectatrice. Il y traçait un parallèle avec sa musique confessant donner un titre à ses morceaux un peu comme une concession faite aux auditeurs et auditrices. Est-ce le cas ici ? Le doute est permis. Chacun, chacune, pourra apporter sa propre réponse à cette question, idée qui, parions-le, doit plaire à l’artiste lui-même tant les pistes d’interprétations sont multiples.
Multiples, les sorties de Jordane Prestrot le sont aussi. Le temps que cet article soit achevé, il a ajouté quelques nouvelles pierres à l’édifice -culminant déjà bien haut- de sa discographie. Parmi celles-ci, on relèvera particulièrement « Taurus » et sa structure empruntée à la morphologie du conte théorisée par Vladimir Propp et « D’autres forces de l’ombre« , évoqué plus haut, dont les morceaux ont été réalisés en fonction de tirages aléatoires. Tout ceci témoigne autant d’un goût certain pour le jeu que d’une volonté d’expérimenter, de ne pas s’installer dans une forme de confort ; un refus de la facilité.
Une manière pour lui de tromper l’ennui qui le gagnerait vite ? A moins que ce ne soit l’envie de se réinventer sans cesse. Métamorphoses, encore.
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BEN
Frontman de Wolf City, impliqué dans des projets aussi divers que The Truth Revealed ou La Vérité Avant-Dernière, Ben a grandi dans le culte d’Elvis Presley, des Kinks et du psychédélisme sixties. Par ailleurs grand amateur de littérature, il voit sa vie bouleversée par l’écoute d’ « A Thousand Leaves » de Sonic Youth qui lui ouvre les portes des musiques avant-gardistes et expérimentales pour lesquelles il se passionne. Ancien rédacteur au sein du webzine montréalais Mes Enceintes Font Défaut, il intègre l’équipe de Litzic en janvier 2022.
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