Chronique livre chronique roman, nouvelles, récit
FRÉDÉRIC ROUSSEL, Grand nord (aux éditions Hélice hélas).
Cartographier L’infini.
Du blanc. À perte de vue. À en perdre la raison. La solitude, le vent. L’envie, la nécessité de cartographier l’endroit, ce glacier que personne n’a jamais étudié. Et se retrouver face à soi-même, sans arme face à l’inconnu. Avec Grand Nord, Frédéric Roussel nous plonge dans un récit à la fois âpre, tourmenté, mais aussi poétique.
Ce roman est un peu particulier. Il s’agit en effet d’un roman comportant des illustrations, une sorte de roman graphique, mais pas totalement non plus. Ces illustrations sont comme des ponctuations, des souffles. Elles sont aussi des cartes, avec leurs dénivelés, leur particularité de terrain. Elles sont aussi des photographies de ce que voit le Major Maldon, cet homme se retrouvant seul face à l’infini et dont le but est de dessiner cette immensité que nous imaginons blanche, lisse, mais qui ne l’est pas tant que ça.
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Du blanc et du noir.
Tout se joue sur du blanc et du noir, métaphore en quelque sorte de l’écrivain se retrouvant soudainement mis à mal par cette fameuse page blanche qu’il sait devoir remplir avec les caractères noirs que renferment sa pensée. Le Major Maldon est déposé sur un glacier jamais cartographié. La première image que nous avons de ce glacier, juste après les 2 premiers dessins représentant l’endroit où se situe celui-ci, c’est un carré, blanc. Vide. « Mais cela n’était pas fidèle à la réalité ».
Petit à petit, Maldon y ajoute des repères, son baraquement pour commencer. Puis il explore les environs de glace, remarque des différences de niveau, des creux et des bosses, et puis, dans une première stupeur, une roche qui s’extirpe de la glace. Maldon, qui n’a vu personne depuis plusieurs jours, parle à son reflet dans son miroir, se reprend, de peur de tomber dans la folie que génère une solitude exposée à l’aridité d’un territoire inconnu.
Les explorations du major continuent, le dessin de sa carte également. Mais ce blanc, ce vent, ce froid, et surtout cette solitude s’ancrent dans les os de l’humain, dans ses pensées, dans son âme. Il trouve des repères sur cette glace, et plus il les trouve, plus il perd les repères de sa santé mentale. La solitude et l’infini se mélangent. L’obsession de ne pas sombrer dans la folie le ronge.
Un texte poétique.
Les illustrations sont minimalistes, reposent uniquement sur le jeu du noir et blanc, sur le jeu des traits, des ombres. Le ciel est une grande bande noire, le glacier une grande bande blanche, et au milieu de tout ça, il y a ce personnage dont les expressions sont éloquentes, dont les mouvements, même figés par le dessin sont criants de réalisme. Le soin apporté aux détails est lui aussi parlant, comme si s’arrêter sur eux amoindrissait l’enfer de cette solitude chauffée à blanc.
La mise en page est sublime. Le texte y occupe une place dans l’axe vertical de la page. Des vignettes, un peu comme en BD, l’agrémentent, ou des incrustations de scènes le traversent. Il y a une véritable dynamique dans cette mise en page ultra soignée, comme une pente sur laquelle nous glissons, comme sur une luge. La lecture se fait sans heurt alors que nos émotions sont bousculées de façon profonde.
Il faut dire que le texte, comme les images, nous bouleverse. Il est dur d’évoquer en quoi exactement, mais cette histoire, par son rythme, par son thème, par sa beauté violente nous impacte comme si elle nous était gravée au fer rouge dans la tête.
L’humain avant tout.
Cette poésie est minimaliste. Elle décrit la solitude infinie du personnage et décrit aussi, sans se répéter, le blanc qui s’étale à perte de vue devant lui. Comment Frédéric Roussel parvient-il à insérer autant de nuances dans ce décor vierge de tout, sans vie (du moins le croyons-nous en début de récit) ? Par petites touches, il dresse un portrait du Major Maldon comme il dresse la topographie des lieux.
Petit à petit, on comprend ce qui se trame. La place est laissée à la suggestion, à l’interprétation, quand bien même texte et dessin pourrait nous avoir déjà tout montrés. Mais c’est loin de la réalité puisque notre imaginaire tourne à plein régime, carbure à la peur de se retrouver seul au beau milieu d’une étendue déserte et âpre.
L’auteur nous place également face à l’humain, cet humain face à l’inconnu de ce qu’il a à l’intérieur de lui-même. Cet intérieur est confronté à l’extérieur, lui aussi inconnu, et le choc est rude. Entraîné, le Major Maldon pourrait passer outre, mais la solitude à ceci de terrible qu’elle efface en un rien de temps toutes les préparations physiques et psychologiques. Sans que nous nous en rendions compte, c’est le chaos qui se prépare et ensevelit tout.
Puissance narrative.
Sans pouvoir espérer une fuite, ce livre nous cloue dans la glace. Le bruit du vent s’engouffre sous nos vêtements, son air gelé glace nos sens. Nous sommes aux aguets, en éveil, dans le but de déceler le moindre signe qui nous prouverait que nous sommes encore vivants, pas totalement passés de l’autre côté, celui de la folie, celui de la démence.
Grand Nord nous met à genoux. Nous n’en ressortons pas indemnes car il touche étrangement à des zones non cartographiées de notre psyché, celles que nous ne pouvons découvrir que dans des conditions extrêmes de vulnérabilité. Plus qu’une mise à nu de son personnage, Frédéric Roussel nous déshabille de nos certitudes et nous place nous aussi face à nos paysages intérieurs insoupçonnés. Et nous émeut bien au-delà de ce que nous aurions pu imaginer.
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Note : le travail de l’éditeur est également remarquable. Le livre est d’une très belle qualité, le soin apporté à sa conception saute aussi aux yeux. Un sans faute intégral. Nous vous invitons à jeter un œil sur le site d’Hélice Hélas qui possède un catalogue d’une grande richesse.
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