chronique roman, nouvelles, récit
MATÉO LAVINA, Rien à foutre
déjà disponible aux éditions Du Delf.
Rien à foutre séduit dès son nom. Dur en effet de ne pas prendre en sympathie ce bouquin qui annonce sans autre forme de procès son contenu. Mais, plus que de n’en avoir rien à foutre de son contenu, il convient de s’y plonger avec délectation, certes un peu voyeuriste, pour découvrir la vie de Joachim, Dédé et Dewaere, trois trublions attachants et philosophes qui nous entrainent dans un road trip pour le moins original.
Joachim est un jeune homme dont la vie se partage entre un job limitant et les soirs d’ivresse avec son collègue de travail. Son horizon semble bouché par un quotidien morne et sans réel relief. S’il ne travaillait dans une station service d’aire d’autoroute, la célèbre formule métro boulot dodo fonctionnerait à merveille. Mais bon, pour aller sur l’aire d’autoroute, enfin de périph, il n’y a pas de métro qui s’y rende, alors on transforme la formule par « boulot, biture, dodo » et c’est elle qui rythme la vie de ce personnage au spleen lancinant.
Un jour cependant, il fait la rencontre de Dédé et Dewaere, deux piliers de comptoir avec qui il tisse rapidement des liens amicaux. Hélas, peu de temps après, Dédé décède. S’ensuit un drôle de road trip qui sortira Joachim de son triste quotidien.
À la Bukowski.
On retrouve Matéo Lavina, qui fut en son temps auteur du mois sur litzic, dans son premier roman, édité aux éditions Du Delf. On est séduit par l’aspect du livre à l’apparence très soignée et au design élégant autant que par son écriture (et bien évidemment par son contenu). L’écriture est, dans un premier temps, une succession de phrases plutôt courtes, qui tombent les unes à la suite des autres comme des couperets cinglants.
Ici, il n’y a qu’un immense brouillard gris, terne, succession de sentences plus ou moins définitives qui, en peu de pages, nous collent la mélancolie du personnage principal sur le dos. Telle un fardeau, elle nous garde captifs de nos mouvements et semble infiltrer notre carcasse comme pour la figer sur elle-même. Nous n’avons plus d’autre choix que de « subir » cette histoire dont on tourne les pages avec une frénésie malsaine, à la recherche de cet élément positif qui transformera la vie de Joachim. Celui-ci arrivera, en toute fin de roman, dans sa dernière phrase, preuve que l’espoir existe tant que nous sommes en vie.
Mais en attendant cette dernière phrase, on vit la vie de Joachim comme celle des narrateurs des bouquins de Bukowski, vies faites d’alcool, de bitures, de poésie du macadam et de philosophie de poivrots. Mais cette philosophie et cette poésie existent belles et bien et nous transportent d’un bout à l’autre du livre.
Une évolution constante.
Car là où, au début, les phrases sont des sentences et le rythme plombant, peu à peu elles se métamorphosent et gagnent en espace. Elles s’aèrent, se développent, gagnent en profondeur, en présence, comme si Joachim, qui n’en a pourtant rien à foutre, reprenait en main son existence. Certes, il la reprend de façon plus ou moins forcée (par une succession d’événements contraints), mais chaque péripétie le ramène peu à peu à lui-même. Le gris poisseux du début du roman prend alors quelques couleurs, pour finir en pleine lumière à la dernière phrase.
De façon plus générale, ce roman en forme de quête initiatique subie, traite bien d’un malaise récurrent de notre société. En effet, comme Joachim, quand on a un boulot, aussi misérable soit-il, on s’y accroche comme des morts de faim pour ne pas finir à la rue. Alors que Joachim aurait pu suivre cette voie, il finit par s’en sortir (du moins prend-on plaisir à le croire en fin de roman).
On ressent dans le regard de Matéo Lavina un regard lucide sur la société d’aujourd’hui, celle de la frange la moins aisée de celle-ci, contrainte de se battre chaque jour pour se lever et aller cueillir le fruit, pourri, d’un travail souvent éreintant, soit moralement (dans le cas du livre), soit physiquement, et qui finalement n’ouvre jamais de grandes perspectives d’avenir.
La morale de l’histoire ?
Lucide mais sans pathos, la plume de l’auteur joue avec les clichés et montre que les cas sociaux ne sont pas que des idiots. Loin de là. Dewaere, par exemple, tout poivrot émérite qu’il est, est un passionné de musique classique. Homme d’honneur, c’est sur une de ses actions que Joachim prendra finalement la route et s’enfuira de son linceul prison. Pour finir par retrouver l’espoir et l’envie de vivre.
On casse tout de suite ce constat selon lequel une histoire doit avoir sa morale. Ou alors, il y en a une, subtilement cachée dans ce livre : il faut n’en avoir rien à foutre pour que, peut-être, chacun tente crânement sa chance. En avoir rien à foutre, c’est faire tomber des barrières mentales, c’est se moquer des conséquences, c’est croire que rien n’est gravé dans le marbre, c’est rejeter loin le prisme d’une défaite.
Avec son côté punk et no futur, avec son récit plongé dans la vinasse et l’honneur, avec enfin une humanité et une énorme tendresse pour ses personnages, Matéo Lavina nous enchante et prouve l’étendue de sa verve, au service d’un livre dont on n’en a définitivement pas rien à foutre.
Patrick Béguinel