Fentanyl flowers d’Emilien Chesnot

nous fonctionnons avec transparence avec vous, Johnson
(pouvons-nous vous nommer Peter?)
aussi la réciproque est nécessitée, sans quoi
nous ne pourrons concluer aucunement avec vous, Peter
mais nous souhaitons la confiance mutuelle pour le meilleur (p.24)

51,8% du trafic web est généré par des bots, selon une étude sans doute elle-même générée par des bots. Parmi eux, une bonne part se fait passer pour des êtres humains en déversant des citernes de spams à l’écriture douteuse ou des déluges de phishings à l’improbable concordance des temps. Il était donc grand temps qu’un être humain (en l’occurrence Emilien Chesnot) nous venge jusqu’à la moelle de l’OS de cette attaque DOS de nos cervelles, en reprenant ce langage sans organe. Il était donc grand temps qu’une vraie langue en viande écrive un recueil pour spammer les spams, phisher les phishing et troller les trolls. Tu seras Phishing de bots, Fentanyl flowers.

vous êtes réservé, monsieur Johnson ? exclusivement réservé
alors dès à présent
pour maintenant
en réalité sur le temps, vous êtes
notre gamme est une exclusivité ! (p.6)

Les vers du recueil, tous le dos en vrac dans leur grammaire ou leur construction de sens, ne s’adressent concrètement à personne. Ou, plutôt, s’adressent à un seul personnage, un certain Johnson, sans être en capacité de dialoguer avec lui. Ce brave Johnson n’est à aucun moment l’interlocuteur du récit, tant et tellement le langage « spammeux » (je préfère à spammeur, ça sonne comme squameux) de Fentanyl flowers est tout simplement impuissant à s’adresser à quelqu’un. Cette construction de langage est dénuée de capacité d’écoute et d’échange, elle ne peut que cibler, cibler Mr Johnson dans un éternel recommencement buggé, une boucle infernale de vides qui s’encapsulent les uns dans les autres. Sans émetteur (qui parle ? Est-ce qu’un spam ça parle ?) et sans destinataire (Johnson n’est jamais là, ne répond jamais), le langage déployé dans Fentanyl flowers ne peut que rayonner dans son écroulement perpétuel.

bonjour Johnson
félicitations
que voulez-vous faire, maintenant ?
Laissez la guidance autonome active gérer vos besoins
détendez-vous Johnson, l’expérience va entamer ! (p21)

Cibler, au contraire de dialoguer, implique d’utiliser des ressources pour atteindre un but. Le langage « spammeux » déployé dans Fentanyl flowers cible Johnson dans le but unique de chiffrer ses besoins de consommation : les vacances, les paradis artificiels, le cul et le travail. Le langage « spammeux » du recueil est un langage qui cherche sa proie pour lui vendre les plus beaux aspirateurs du monde, c’est un langage qui relance sans cesse Johnson jusqu’à saturation (ou nausée) en vue de créer un business plan de Johnson (et d’avoir son écoute bancaire). C’est cette saturation (ou nausée) dosée de l’auteur qui fait acte d’écriture bien plus que de simple imitation.

Peter Johnson cela fait vingt minutes que vous êtes inactif
inactif avez
sombré inactif, optez-vous la poursuite ? (p.37)

On peut croire à tort que Fentanyl flowers ressemble à une traduction google bancale, à un agglomérat de messages fumeux fruits de streamings-pour-pas-payer-le-VOD, voir à des fonds de cuve de messageries poubelles. Alors, oui, la technique de composition (assemblage, traduction littérale, etc.) fait référence à ces éléments, mais en rien l’ouvrage n’est réductible à ceux-ci, ni même, je dirais, comparable à aucun d’entre eux. Aucun robot n’aurait pu écrire Fentanyl flowers. J’irai même plus loin : Fentanyl flowers est un recueil d’écriture, un travail d’écriture humaine d’écrivain humain (en tout cas à 48,2% du recueil). Nous le savons déjà parce que le recueil s’adresse à nous, lecteur et lectrice, parce qu’il a des choses à nous dire. Finalement, en tournant absurdement à vide ad nauséum autour de Johnson, le texte s’adresse en premier lieu à notre humanité (ouais je sais, c’est bo mais c’est vrai) au creux d’un monde ultra-technologique (qui va jusqu’à faire du langage une technologie). Au fil de la lecture, le texte joue librement des modalités du langage bot, sans autre objectif que de se prendre au jeu de son jeu, de se piéger lui-même avec insistance (comme la fin d’ailleurs cloue et clôt le spectacle). En ceci, Fentanyl flowers spamme les spams : aucun robot, aux dernières nouvelles, n’est capable de se jouer de lui-même, de s’auto-saboter en y mettant tout son cœur. Nous sommes enfin certain de l’existence proprement humaine d’Emilien Chesnot. Ouf.

« Fentanyl Flower », Emilien Chesnot, éditions TH.TY (Théâtre Typographique), octobre 2022.
Disponible sur le site : https://www.thty.fr/#!/parution/2022/emilien-chesnot/fentanyl-flowers

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