MAKENZY ORCEL, Une somme humaine (Rivages)

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Attention, livre fort et dérangeant. Une somme humaine, deuxième ouvrage d’une trilogie initié par le premier volet L’ombre Animale, nous plonge post mortem dans la vie d’une femme ravagée par une vie qui ne lui laisse que trop rarement l’occasion de percevoir une lueur d’espoir. Avec une langue brûlante, poétique, rythmée, Makenzy Orcel nous livre un portrait sans concessions d’une société qui va mal.

L’héroïne nous livre son carnet intime comme pour nous expliquer pourquoi elle en est arrivée là, à se jeter sous une rame de métro alors qu’elle est âgée de la quarantaine. Une somme d’événements, depuis son enfance jusqu’à quelques heures avant son inéluctable (et inévitable geste serions-nous tentés de croire), l’y contraignent, mais également une somme humaine d’émotions, de sentiments, de fêlures devenues blessures, devenues plaies purulentes, devenues gangrènes, devenues amputations, ont petit à petit détruit tous les espoirs et rêves de cette héroïne symbolisant un monde, le nôtre, ayant totalement sombré dans un chaos généré par un manque de repères affectifs.

Une vie chaotique.

Ainsi, nous suivons, un peu voyeurs, cette autobiographie des premiers jours de sa vie jusqu’à celui de son trépas. Née dans une famille particulière. Entre un père effacé, aux ordres d’un frère dominateur et sans scrupules, une mère sans amour (sauf pour les roses de son jardin), le tout dans un village de campagne où règnent les langues de putes (ou de vipères, choisissez le terme qui vous plaira), l’héroïne se construit en décalage.

Choquée par les apéros, seuls moments de vie sociale dans l’existence de ses parents (un couple qui ne s’aime pas, qui se détruit progressivement mais retrouvant une forme de passion sous l’effet de l’alcool), où les ragots et un racisme hélas ordinaire circulent à tout va, elle tente de trouver du réconfort auprès de sa grand-mère, seul être aimant auquel elle se rattache. Car à l’école, c’est la même chose. Martyrisée par ses camarades mâles, animaux brutaux et immatures, elle subit des humiliations permanentes. Adolescente, le drame arrive, elle se fait violer par son oncle, le dénonce à sa mère et n’a pour toute réponse qu’un rejet très violent de celle-ci.

À force de non-amour, elle décide, tout juste adulte, de partir à Paris et de tirer un trait sur sa famille. Cette fuite, elle l’espère, sera une libération. Si elle l’est en partie, ne serait-ce que par la liberté de penser et d’agir, elle se heurte là aussi aux histoires de son voisinage et à la cruauté de la vie en général.

Des mouvements sociétaux.

En choisissant de s’exprimer du point de vue féminin, Makenzy Orcel évite le piège du regard condescendant de l’homme sur les tristes mouvements me too et autres révélations fracassantes d’inceste et pédophilie survenues ces dernières années. Il relate, avec une précision assez troublante, les affres de cette enfant, puis femme, bafouée, qui pourtant n’hésite pas à se plonger dans le sexe, parfois hardcore, lorsque son monde s’écroule (une fuite en avant, comme pour se punir d’y avoir cru). Sans pathos, mais avec une forme de hargne, sont évoqués le viol, la tromperie à travers une relation particulièrement toxique, mais également le racisme, l’immigration, le terrorisme (en évitant d’en rajouter une couche, et c’est bienvenu, avec la pandémie que nous venons de traverser).

Pourtant, ce livre parle principalement d’une chose, l’amour. L’amour que l’on se porte, que l’on porte aux autres, que l’on cherche, que l’on trouve parfois, que l’on perd, qui détruit autant qu’il peut nous porter aux nues. Le roman est également un portrait de ce qui cloche en partie dans notre société, qui rejette et broie les âmes les plus frêles ou torturées, les personnes les plus fragiles, montrant que seuls les plus forts, les moins humains résistent. Là aussi, ce trouble affectif, cette générosité du cœur est présent, en filigrane, pour l’expliquer.

La langue de Makenzy Orcel est poétique, fortement imagée, et ses descriptions lorgnent toujours une vérité ressentie et/ou vécue dans laquelle il n’est (hélas) que trop facile de se reconnaître. Sans majuscules, sans point (autre que de suspension), cette autobiographie est un flux ininterrompu de pensées qui s’entrechoquent, s’entrecroisent et tissent un canevas intense, dense où l’âme est maintenue captive par un regard lucide et implacable, parce que social, sur une partie du monde d’aujourd’hui.

Tendu, éreintant.

Il faut donc s’accoutumer avec ce rythme haletant, qui nous maintient captifs du premier au dernier mot du roman. Certes, un lecteur peu aguerri mettra un peu de temps à se familiariser avec cette forme qui nous rappelle fortement celle de la poésie, mais au final il sera séduit par la force des mots et de leur impact. La langue est riche, le phrasé personnel, ce qui tend à rendre terriblement humaine ce personnage féminin. Nous sommes ulcérés par ce qui lui arrive, espérons qu’elle trouve un peu de bonheur, ce qui finit par lui arriver, même momentanément, mais le livre casse peu à peu nos espoirs.

Profondément pessimiste, et c’est annoncé dès le début, nous n’en ressortons pas pour autant détruits. Pourquoi ? Parce que même dans la mort, il reste un soupçon de vie. Comme les celtes qui voyaient dans celle-ci un passage vers quelque chose de plus vaste, on retrouve également cette notion chez l’auteur, qui ose inclure une part de surnaturel dans ce roman (d’origine Haïtienne, est-ce vraiment surprenant de retrouver cette dimension spirituelle sous la plume d’Orcel?).

Celui-ci, fort heureusement, ne dérive jamais vers la pantomime, mais au contraire dégage quasiment un onirisme allégeant une noirceur récurrente en lui offrant des respirations rares mais bienvenues. Les âmes, une fois passées de l’autre côté, débarrassées du poids de leur souffrance, s’avèrent des alliés pour ceux qui n’oublient pas ceux qui sont partis (même si, au contraire, ce sont ceux qui sont partis qui n’oublient pas les vivants).

Un conte désenchanté.

Une somme humaine nous montre un incroyable talent de conteur, une capacité stupéfiante à se plonger dans l’âme féminine sans user de subterfuges de mauvais goût. Makenzy Orcel nous terrasse par son regard direct et franc, par sa lucidité et par sa capacité à évaluer le monde tel qu’il le perçoit. Et en faisant justement cette mise au point, il permet aux lecteurs et lectrices d’ajuster leur regard et de mieux comprendre où ils en sont, avec eux-mêmes mais également avec les autres. Dérangeant donc salutaire, Une somme humaine est un très grand livre.

Une somme Humaine, Makenzy Orcel, 622 pages aux éditions Rivages

Patrick Beguinel

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