MAUVAIS SANG, Des corps dans le décor.
Album disponible le 8 avril chez December Square
C’est un premier album éblouissant de maturité. Du genre de ceux qui vous griffent le visage, vous mordent le cou, vous laissent pantelant sur le bord du chemin. Du genre aussi à impacter durablement votre vie, à vous toucher si profondément que vous en oubliez le reste. Des corps dans le décor de Mauvais sang est une œuvre à part, rock poétique, expérimental et mélodique, fou et tellement sain, qu’on en ressort lessivé, mais aussi grandi.
Tout se déroule quelque part dans les montagnes, du côté de Chamonix, autant qu’entre Paris, Genêve et Londres. Les cinq jeunes gens qui composent Mauvais sang (à savoir Valérian Burki, guitare, basse, Marion Pozderec, harpe, chant, Mathis Saunier, guitare, compo, Léo Simond, chant, textes et Antoine Vercellotti, batterie, conception graphique) n’ont pas plus de 24 ans et nous pourrions croire qu’ils en ont déjà le double, le triple peut-être tant la maturité artistique, textuelle et musicale qui ressort du disque est monumentale.
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Dès l’entame.
Comme certains disques le font (on pense à OK Computer de Radiohead, tant certaines guitares rappellent celles de Johnny Greenwood), nous sommes happés dès les premières mesures du disque. Il faut dire que dès l’introduction, une présence s’impose, celle de Denis Lavant, acteur fétiche de Léos Carax, en narrateur omniscient. Il réapparaîtra à mi-album, pour insuffler une énergie nouvelle à la fin de disque, comme un fantôme qui rôderait et veillerait à la bonne marche du monde.
Décor, le deuxième titre, le pose. Il sera osé, imposant, massif et léger. Un kick de batterie, la voix quasiment a capela, une batterie qui s’impose en coups de tonnerre, un texte qui se dévide, un gimmick obsessionnel « à la lisière du bonheur, des corps dans le décor », une rage noise, punk, ne répondant à aucune logique si ce n’est celle, viscéral, du message transmis. Le contraste entre douceur d’une voix claire, douce comme une caresse, et les digressions expérimentales d’une guitare sans foi ni loi nous heurte violemment, nous fait nous dire que ce disque-là, il ne ressemblera à rien de connu, mais qu’il changera déjà notre vision de la musique.
Bushman Hole transforme l’essai. Rien ici n’est dû au hasard mais à une exigence poussée à son paroxysme, qui nous étire les entrailles pour les enrouler autour de notre cerveau. L’organique et le cérébral se marient ici dans une danse violemment contrastée, entre rock et classique, entre distorsion exacerbée et douceur réparatrice d’une harpe qui, partout ailleurs, semblerait incongrue mais qui ici s’accorde à la beauté des textes, leur apportant un soutien presque inespéré, une respiration qui nous empêche de suffoquer.
Déroulé cryptique.
La suite de l’album se déroule de cette même manière, jouant accalmie et accès de colère blanche, toujours mise en relief par une rythmique trépidante, un son qui croît de manière presque exponentielle pour faire monter l’émotion à son point culminant. Les paroles, poétiques, sont cryptiques, mais dégagent des images fortes, puissantes, et ce n’est pas le bouleversant Quand Disparaître qui clôt l’album de façon simplement sublime qui viendra contredire la chose.
Les compositions se suivent et ne se ressemblent pas, même si l’ensemble est homogène comme les Alpes, vertigineuse collection de décors, mais inexorablement de roche et de glace. Le soin apporté à la production, aux arrangements, aux tessitures sonores est déjà sidérant. Les grésillements (évoquant une électro qui aurait samplée un vinyle poussiéreux) sur le Refuge de la Vormaine nous place dans une dimension organique certaine pour ce morceau rock poétique plus habituel (même si la présence de harpe lui apporte cette caractéristique « classique » plus surprenante). Douceur de comptine, le titre offre un palier de décompression que les guitares et l’âpreté, presque électro punk, de 3h47 viennent balayer d’un revers de la main.
Pourtant, le fil conducteur de la harpe nous montre que nous sommes bien dans le même album. Les expérimentations nous prennent au bide, une fois encore et nous laissent sans souffle, déchirent notre cage thoracique d’une griffe acérée. Nul besoin d’être dans un slasher, Freddy Kruger nous guette dans un recoin sombre du couloir. Toute sortie est définitive. Fin de titre apocalyptique.
À genoux.
Nous nous remettons difficilement de cette entame de disque qui s’ancre profondément et instantanément à notre métabolisme. Il est rare qu’un album fasse à ce point partit de nous, comme s’il exprimait, par les mots et la bouche d’une autre personne, cette impression que nous avons du monde, un lieu effrayant et paradoxalement attirant, puisque seul corps dans lequel nous pouvons graviter.
Il n’y a pas de pathos, pas de dramaturgie déployée grossièrement ici pour nous chambouler la tête et la tripaille. Non, tout n’est qu’expression personnelle qui devient nôtre, sans que nous l’ayons décidé, sans que le groupe ne l’impose. La cohésion est si forte, les musiciens si soudés qu’on se trouve pris dans la nasse, sans aucune volonté de vouloir en sortir. Le disque s’écoute, se réécoute, en boucle, jusqu’à l’aliénation, jusqu’à la déraison, certains morceaux nous surprenant par une fin cataclysmique inattendue (Ventriloque, Quand disparaître), nous envoient dans les cordes dès les premières secondes (Dieux, Corps et ses aspects technoïdes), nous touchent par une grâce céleste (Le refuge de la Vormaine, Monument) et nous placent en zone industrielle sinistrée (Corps et Venus Anadyomène et leur indus viscérale).
Que nous le voulions ou pas, Des corps dans le décor nous kidnappe, nous fait perdre la tête, nous émeut à l’infini, nous touche par sa beauté bruitiste et mélodique, par ses textes magnifiques, par sa poésie des corps et des âmes, par sa fragilité, par sa force, par ses tempêtes et par l’œil du cyclone, par ses monts et vallées, par l’humanité qui jaillit des instruments et de la voix et des textes, par la richesse de ses compositions. Pour nous, pas de doute, ce disque est un chef-d’œuvre.
LE titre de Des corps dans le décor.
Les 7’27 de Quand disparaître qui terminent l’album sont époustouflantes. Reposant sur un arpège minimaliste de guitare électrique à la distorsion d’une rare intelligence, sur la voix touchante, sur les éclairs expérimentaux et les dérapages contrôlés, le morceau est le plus puissant de l’album, parce qu’on y sent un vécu, une sincérité, un fragment d’intimité longtemps gardé muet. Émouvant, puissant, simplement beau, il ne donne qu’une envie, réécouter le disque et analyser chaque texte en profondeur. Mais même un millier d’écoutes réserveraient encore un sens nouveau, jusqu’alors caché, faisant de ce disque un intemporelle. Et un chef-d’œuvre, nous persistons.