[ CINEMA ] Portrait de Damien Chazelle, la grâce par la pesanteur.
Damien Chazelle, Whiplash, La La Land, First Man, Théoricien de la grâce par la pesanteur.
« Rêver un impossible rêve », chantait Brel, « tenter, sans force et sans armure, d’atteindre l’inaccessible étoile, telle est ma quête, suivre l’étoile ». Et peu importe les chances, peu importe le temps, simplement s’y efforcer, mais sans jamais connaître à l’avance la fin de l’énigme, savoir, finalement, si « je serai ce héros ». Dans son dernier film, First Man (2018), Damien Chazelle revient sur cette obsession centrale de son cinéma, la quête de ce graal, l’excellence : atteindre son inaccessible étoile, devenir le héros de son existence, thème qui parcourt toute sa filmographie, depuis Whiplash (2014) en passant par La La Land (2016).
Whiplash
Le thème est ancien, déjà présent dès Whiplash, en effet, lorsque Terence Fletcher le Terrible (J. K. Simmons), qui dirige le fleuron des orchestres du conservatoire de Manhattan, lance une chaise sur sa jeune recrue Andrew (Miles Teller), à la manière dont John, un musicien accompagnant le célèbre jazzman Charlie Parker, lui lançait une cymbale, manquant de le décapiter, ce que ne cessera de répéter Fletcher-le-professeur à ses élèves, parce que Charlie avait joué un soir trop mollement, envolée qui fera de Parker non pas l’homme araignée, mais le Bird, celui qui sait prendre, précisément, son (en-)vol, chaise lancée par Fletcher sur Andrew, donc, qui n’aspire quant à lui qu’à la perfection du geste du batteur, Fletcher lui assénant, ce faisant, sa Loi, au risque du Whiplash, « le coup du lapin », si elle était transgressée : ni « fonceur » ni « traînard », pour atteindre la grâce, il faut être dans le tempo, celui qui donne la pulsation, ce battement régulier autour duquel l’ensemble prendra forme, pour espérer avoir son propre cœur, devenir soi, faire de son existence sa légende personnelle.
Cette grâce qu’il faut atteindre, Whiplash disait déjà combien Andrew ne le pourra que dans l’affranchissement des forces telluriques exercées par le maître, Andrew/André, qui dans la tradition biblique est le premier des apôtres à avoir reconnu Jésus-Christ. Il faudra, en effet, à Andrew l’apôtre de Fletcher, se défaire de toutes les puissances d’attractions possibles pour se placer enfin sur sa propre orbite, sauf à provoquer le crash/le clash/le Whiplash si ces deux étoiles se trouvaient sur une même trajectoire.
Mais quel est donc ce tempo, dont Andrew doit prendre la mesure ? Après un accident de la route qui lui coûtera de façon rédhibitoire sa place dans le groupe dirigé par Fletcher (parce qu’il est en retard à un rendez-vous, celui d’un concert décisif, parce qu’il n’est pas encore dans le rythme, parce qu’il a pris le risque du Whiplash), Andrew retrouvera, en fin de film, son maître, un peu, beaucoup par hasard, lors d’un concert de jazz où Fletcher se produit dorénavant. Malgré les tragédies/les trajectoires personnelles (Andrew a abandonné désormais la batterie après l’accident, Fletcher a perdu son poste de professeur à cause de sa folle intransigeance à l’égard de ses élèves), Fletcher finit malgré tout par inviter Andrew à reprendre place dans le groupe qu’il dirige désormais occasionnellement, pour un nouveau concert, pour une nouvelle chance. Mais, Fletcher le Terrible, énième provocation, en lieu et place de la bonne partition qu’il s’agissait de jouer, place sous les yeux de Fletcher celle du Whiplash, pour se venger d’avoir perdu sa place de professeur, dont il tient Andrew pour responsable. Privé de sa partition, encore pris dans le rythme de son maître, sans tempo, Andrew quitte la salle pour y revenir cependant dans un mouvement de rébellion, imposant à présent son propre tempo, débutant un morceau non-programmé par Fletcher, allant à contre-pente, entraînant à sa suite tous les autres musiciens, y compris, finalement, Fletcher, au départ révolté mais comprenant ce qui se joue sous ses yeux, la mue d’Andrew, au cours d’une partition délivrée jusqu’à la transe, parce qu’il faut bien transpirer, parce qu’il faut bien saigner, pour se défaire de toutes les anciennes peaux et s’élever: jusqu’à l’obtention de la grâce sur laquelle se termine le film.
La La Land
Variation sur un même thème, atteindre la grâce est repris à l’envi dans La La Land par Chazelle deux ans plus tard, qui débute par un mouvement de caméra descendant, tombé du ciel vers un embouteillage monstre, sur une route près de L.A., La piste aux étoiles. Immobilité brisée par une jeune femme solaire (en jaune) qui, décidant de sortir de son véhicule, se met à chanter puis danser, accompagnant à sa suite d’autres conducteurs, délivrant en choeur leur vérité : s’extraire de la nasse, des forces physiques pour atteindre l’inaccessible étoile : « Je me souviens du jour où je l’ai laissé au terminus à l’ouest de Santa Fe, on avait 17 ans, on s’aimait d’un amour vrai, mais j’avais un rêve secret, depuis toujours, les lumières baissées enfoncées dans mon siège, un monde de couleur et de musique m’éblouissait, je voulais plonger dans l’écran », tout comme Andrew avait abandonné dans Whiplash celle dont il était épris, tout comme la relation amoureuse entre un homme et une femme sera de nouveau impossible dans La La Land, car chacun des chanteurs/danseurs le disent, entonnant leur vérité dans un refrain : « Suis ton chemin, va jusqu’au sommet, jusqu’aux lumières qui scintillent ». Tout ce qui fait écran pour le traverser : se défaire des autres, de son passé, ces « rythmes du passé qui ne s’envoleront jamais, les ballades chantées par ceux qui m’ont précédé, mais moi, je n’abandonnerai pas ! », voici donc leur seule loi, qui dit en quoi consiste la grâce chez Chazelle : « Un jour je chanterai ma chanson ». Et si les obstacles sont/seront nombreux, ils doivent alors servir de tremplin chez le réalisateur : « Ne pleure pas sur ton sort, chantent-ils encore, sors de ton lit car le soleil brille encore, c’est le début d’un nouveau jour ». Ce que Chazelle, dans son cinéma, met en scène précisément : des obstacles-tremplins, curieux oxymore pour permettre à ses personnages d’accéder enfin à soi, au prix d’un effort surhumain, prendre cette mesure rythmique, mis en scène dans La La Land, filmant deux trajectoires, celle de Sebastian (Ryan Gosling), passionné de jazz mais jouant à qui mieux-mieux là où il peut (bars, groupes) dans l’attente d’ouvrir un jour son propre club, celle de son pendant féminin, Mia (Emma Stone), aspirante actrice rêvant d’Hollywood entre deux cafés servis. Une mesure à prendre pour chacun, afin d’avoir son propre battement de cœur, éviter La fracture du myocarde.
Des étoiles à la lune, plus tard dans First Man, c’est d’abord soi qu’il s’agit de rejoindre. Mais pour atteindre cet inaccessible moi, cet endroit loin là-bas, mouvement de caméra vers les étoiles, il faut son moteur/son mentor, trouver « celui qui t’aidera à décoller », chante-t-on à Mia tandis que Sebastian, qui a choisi d’être en permanence dans les cordes, jusqu’à ce que la vie en ait assez de lui cogner dessus, « un Phénix sans cesses en train de renaître » dit-il, qui, écoutant sur sa platine un morceau de jazz, s’efforce d’être à soi son propre moteur, en en reprenant le tempo. Mais Sebastian se trompe. Erreur d’audition. Le voici dans la répétition mimétique. Tant qu’il sera joué par un autre, pris dans le sillon du disque, il ne cessera pas de tourner autour de cette orbite, ne pourra pas creuser le sien propre. Pour l’heure, il n’est pas encore à l’heure, ne peut que jouer « le répertoire imposé », ce que lui dit Bill, le directeur du restaurant-bar dans lequel il vient composer le soir venu. Et lorsque Sebastian se présente à lui comme un « nouvel homme, heureux d’être ici », il s’auto-crucifie : un nouvel homme, sans doute, mais « disposé à faire tout ce qu’on lui demande », restaurant où l’on retrouve le personnage de Fletcher transmué désormais en Bill, de la direction d’un orchestre à celle d’un restaurant, service toujours assuré par J.K. Simmons, qui finit par lui marteler « et je ne veux pas de Free jazz ». Même si Sebastian pensait que dans cette ville, celle de tous les espoirs permis, L.A., « c’était un morceau pour vous, un morceau pour moi…plutôt deux morceaux pour vous, un morceau pour moi…disons, tous les morceaux pour vous, aucun pour moi », qui, jouant finalement une musique dont tout le monde se fiche, décide sans retour de s’affranchir du cadre imposé par le directeur en fin de soirée, jouant sa propre partition mais, hélas, trop tôt : être dans le tempo ne peut se faire qu’à la manière dont les Grecs disait qu’il faut bien du talent, du tact, de la sagacité, pour savoir saisir la bonne occasion. Attendre le moment opportun : Sebastian, comme Andrew au début de Whiplash, est encore trop rapide et, plutôt qu’alunir, s’écrase. Sebastian est viré.
Plus tard, rejoignant un groupe qui se donne en spectacle dans des fêtes hollywoodiennes, Sebastian, à force de répéter les autres devient a contrario une caricature, grimé, ridicule dans son costume des années 80, reprenant le célèbre Take on me du groupe AHA. Sebastian qui était trop en avance est maintenant en retard sur le tempo comme l’était Andrew en seconde partie de Whiplash à l’instant de l’accident. En avance/en retard sur son heure, un problème de fuseau horaire, où que l’on veuille poser son pied sur cette terre ou une autre planète, il faut savoir être dans la ca-danse, le film étant construit autour de scènes de comédie musicale. Pour sa part, tant que Mia sera le pantin des autres, tenue par d’autres ficelles, lui sera interdite aussi cette joie du mouvement, la déliaison, qui est la grâce atteinte par la danse, celui d’un geste qui est à lui-même sa propre loi, n’obéissant plus qu’à sa propre gravité comme son champ magnétique, loi délivrée par Sebastian à Mia, lassée de ses déconvenues artistiques, tandis qu’ils déambulent sur les lieux d’un tournage : « Invente ton propre rôle » pour te débarrasser de « ces castings de merde », et de citer l’exemple de Louis Armstrong, déjà donné dans Whiplash, qui, en lieu et place d’accepter une place dans la fanfare locale entrera dans sa/la légende.
Entrer dans sa légende personnelle, illustré d’abord par le choix de la danse, explique en retour celui du jazz, opéré musicalement par Chazelle. Une musique, raconte Sebastian à Mia qui n’en aime pas encore les harmonies, qu’« il ne faut pas simplement écouter mais en comprendre l’enjeu ». Si les musiciens de jazz « sont dans leur trip », ce voyage ne leur est permis que sous la seule raison qu’ils « composent, réarrangent, réécrivent puis reprennent la mélodie », de chaque morceau joué. Inventent leur musique. Atteignent la grâce par le conflit qu’il y a entre ce qui est écrit et ce qui s’écrit, quant à la manière dont chacun joue sa propre partition, afin que chaque jour soit « nouveau », que « ça change à chaque fois », un monde, celui du jazz qui, pourtant, est en train de mourir, moulin à combattre pour Saint Sebastian, qui est l’autre nom de Sancho Panza dans Don Quijote, qui voudrait quant à lui ouvrir son propre club où se jouera « ce que l’on voudra, quand on voudra, pourvu que ce soit du pur jazz », soit aller son chemin sur sa Rossinante.
A défaut de grâce, pour Sebastian, pour Mia, faute de se retrouver au ciel comme dans la scène du planétarium où les voici propulsés vers Andromède, Mia et Sebastian qui étaient destinés non pas à cheminer ensemble mais tantôt à s’éclipser l’un l’autre, tantôt à se porter vers d’autres cieux, ce sera le trou noir : là où l’on finit mangé par les autres, par soi, tant que Sebastian voudra absolument renverser la table, tant que Mia se conformera au monde tel qu’il va, jouant le jeu des castings. Sebastian le Star Wars contre Mia le Star system.
Le Star Wars, c’est Sebastian devenant Jim Stark (Stark, contraction de star et de dark, sorte de Dark Vador et Luke Skywalker à la fois avant la lettre dans le film de Nicholas Ray), renommé ainsi par Mia, Jim Stark incarné par James Dean dans La fureur de vivre, film durant lequel Mia et Sebastian s’embrassent pour la première fois dans un cinéma, dont l’écran se consume aussitôt. Sebastian/Jim Stark dont le nom du club qu’il voudrait tant ouvrir serait une nouvelle fois un hommage appuyé à la révolte contre la pesanteur, référence/révérence faite à Charlie Parker, le Bird, l’homme-oiseau. Le Star Wars, c’est encore Sebastian/Edward Hopper, un personnage à la Hopper, dont le film renvoie à la peinture, soit implicitement par le choix des couleurs comme des textures (dominante de rouges, verts et jaunes juxtaposés), des scènes de bar ou de chambres, soit explicitement, Chazelle cadrant furtivement l’une de ses peintures, Hopper qui, contre une idée trop répandue ne peignait pas la solitude des êtres mais leur résistance face au monde tel qu’il est. Mais Sebastian/Jim Stark/Hopper qui résistait depuis un monde qui n’était plus, Sebastian qui n’était jamais à l’heure de son époque, la tête tournée vers ses galaxies lointaines, Parker, Thelonious Monk, s’abimera un temps en plein vol, parce qu’il faut bien manger, parce qu’il faut bien grandir, renoncera, dégradant ses rêves, devenant Mia ce faisant, jouant le Star system, en intégrant un groupe successful (à la tête duquel on trouvera l’artiste John Legend, cela ne s’invente pas), groupe qu’il abandonnera cependant pour enfin ouvrir son propre club à la fin du film, quand Mia, las des castings, fera sa Star Wars, décidera d’écrire son propre rôle, fera son one woman show, même s’il n’y a pas encore de spectateur mais suffisamment pour être remarquée par une directrice de casting influente, refusant enfin la mesure, cette cadence à marche forcée, le bruit des bottes de son époque, quittera dans sa chanson de geste/dans le même geste Saint Sebastian désormais le crucifié pour se retrouver définitivement au firmament, devenant une vedette de cinéma. Mia la tête dans les étoiles, Sebastian dans son club les étoiles plein la tête, sans doute pour toujours séparés mais graciés enfin : s’accordant la grâce pour avoir su ne pas être à bout de souffle.
Autre guerre des étoiles, autre vol, aller décrocher la lune, une autre timbale à défaut de cymbale, dans First man, Damien Chazelle va égrener, chapelet en main, cette fois-ci, chacune des lois physiques de ce voyage longtemps interdit à Andrew/Mia/Sebastian, ces lois qui permettraient de déjouer la pesanteur, atteindre la grâce.
First Man
Loi physique numéro 1 : La douleur a l’épaisseur d’un cheveu
Scène d’ouverture : Même lorsque l’on s’appelle Armstrong, Arm-Strong, celui qui a la puissance du feu dans les jambes pour se défaire des forces telluriques afin de gagner la lune, on ne peut rien contre la pesanteur d’un cheveu qui sous peu lui glissera des mains. Car Armstrong, qui caresse la tête de sa fille au début du film, peut bien la tenir fermement, bientôt sa main serrée comme un poing fermera sur un vide. Toute la puissance d’un homme augmenté par celle de la technologie ne peut rien contre la légèreté d’un cheveu qui déchoit. First Man s’ouvre ainsi sur la tumeur de la petite fille d’Armstrong, qui bien avant l’heure disparaîtra. Tu-meur, oui, c’est bien toi qui s’en va, ma fille. Armstrong, sur une voie de traverse sur le plan personnel tout autant que dans une impasse professionnelle rencontre un mur, son premier mur, décide alors de le franchir dans l’espoir d’un nouvel horizon, rejoindre la NASA, en son projet Gemini : un programme de vols spatiaux habités ayant pour objectif de maîtriser certaines techniques de vols notamment les sorties orbitales, précisément de mettre en place Le rendez-vous spatial, projets qui prépareront le futur succès d’Apollo auquel participera Armstrong en posant le premier pas sur la lune ; rendez-vous spatial auquel il va se préparer clandestinement durant sa formation afin de rejoindre plus haut, plus loin, sa fille qui vient de mourir.
Son premier véritable pas d’homme, le voici. C’est qu’il faut bien quitter la surface de la terre pour espérer échapper à sa peine; à moins qu’il s’agisse de rejoindre quiconque dans le ciel…Toute la puissance d’un réacteur, le profil d’une fusée, pour traverser son chagrin est requise. La couche atmosphérique qu’il faudra transpercer lors de ce voyage, le film le montre par un raccord, mais aussi explicitement quand Armstrong raconte l’expérience d’un vol d’avion au cours duquel il a pu percevoir cette couche atmosphérique si fine selon lui, cette couche atmosphérique qui n’a que l’épaisseur d’un cheveu, le cheveu de sa fille. Armstrong en a déjà fait l’expérience, en vol : il lui faudra pourtant la traverser cette fois-ci cette tête, déchirer le cuir chevelu de la couche atmosphérique, tête surplombante, celle de ses souvenirs. Ce sera donc l’histoire d’un voyage que racontera Damien Chazelle, d’un road-movie spatial. Mais la frontière qu’il faut repousser pour gagner la lune sera tout à l’intérieur de soi, dans la tête d’Armstrong. Un road movie mental s’installe en creux, dans les cratères de sa mémoire. Précisément, sur cette croûte terrestre, chacun peut bien se prendre pour une étoile, les personnages du film n’en sont pas moins éloignés les uns des autres, la mort de l’enfant n’en incarnant que l’acmé. C’est que parmi ces étoiles, certaines ressemblent à Dieu. Elles ont un centre de gravité si puissant, un noyau d’atomes qui résonne si fort, qu’elles finissent sous le poids de leur propre masse par s’effondrer sur elles-mêmes. Plutôt que d’exploser en super géantes comme certaines de ces étoiles qui brillent au firmament, elles commencent davantage par ressembler à un trou noir. Lentement elles s’affaissent, rentrent en elles-mêmes, puis disparaissent. Comme le cheveu de cet enfant glissait entre les doigts de son parent.
Loi physique numéro 2 : La toute-puissance est impuissante
Cours de physique aérospatiale élémentaire : Recruté enfin par la NASA, Armstrong, assiste à son premier cours de physique. Il s’agit de préparer chacun au rendez-vous avec « Agena », ce fameux rendez-vous spatial qui permettra d’aller sur la lune pour la NASA, préparer en sous-main ses retrouvailles avec sa fille pour Armstrong : soit de repousser davantage la frontière de l’Ouest que ne l’ont fait les Russes, soit cette frontière invisible en soi selon Armstrong. Rentré le soir de son premier cours de physique, dont l’épaisseur du premier chapitre (604 pages) que le professeur détaillera au tableau augure de la pesanteur à venir, dont l’ennui gagne chacun des « élèves », Armstrong en résume dans un sourire à sa femme la teneur : « Si on est en poussée, ça ralentit en fait car ça te positionne sur une orbite plus haute alors il faut réduire la poussée et se mettre sur une orbite inférieure pour compenser ». Armstrong explique littéralement à sa femme comment le rendez-vous spatial avec chacun des engins spatiaux pour gagner la lune comme sa fille se produira : par un effet de consentement à la faiblesse. Pour aller loin, pour aller haut, au cours de ce voyage, la puissance ne suffira pas : le rendez-vous spatial entre deux engins, leur amarrage, la rencontre entre un homme et le fantôme de sa fille, ne sera possible qu’au prix d’une faiblesse ; un renoncement à la puissance.
Cette loi physique numéro 2 est explicitée dans le plan suivant : une vieille rengaine, sur le tourne-disque, en orbite elle-même autour d’un souvenir, invite Armstrong et sa femme à la danse. On assiste, ce faisant, à l’amarrage in vivo, in concreto, où chacun d’abord hésite (effet de faiblesse) pour se rejoindre enfin tout à fait tendrement puis s’embrasser : lente poussée pour se placer sur une orbite inférieure, se souvenir du passé pour se rejoindre tout à fait au présent. Il en faut de la délicatesse pour décoller ; autrement dit, de la faiblesse, sinon, c’est la mort qui guette : si la poussée n’est pas réussie, le crash surviendra, comme pour Eliott, comparse d’entraînement d’Armstrong qui périra lors d’un exercice de vol.
Plus tard, dans le film, l’amarrage réalisé, enfin, en un plan très rapide, l’on aperçoit la fusée, dans une trajectoire oblique, comme si elle se laissait porter par des vents interstellaires, aussi légère qu’un cheveu, le cheveu de la fille d’Armstrong qui gagne lentement la lune…puis survient un incident, qui conduit l’équipage à se séparer d’AGENA. La femme d’Armstrong, qui est restée en communication avec l’engin spatial, connaît tout de la situation. Le responsable de la Nasa, qu’elle rencontre après que la situation ait été enfin stabilisée, lui demande de rentrer chez elle : « La situation est sous contrôle », « Vous ne contrôlez rien, répond-elle. Vous n’êtes qu’une bande de boy-scouts qui construisez des maquettes en balsa ». La femme d’Armstrong continue de faire produire tous les effets thermodynamiques à la loi physique numéro 2 : toute forme de contrôle, de direction, d’effet de puissance, confine à l’impuissance. Une commission est dès lors mise en place afin de savoir pour quelles raisons les pilotes se sont séparés d’Agena. L’une des journalistes demande : « quand vous étiez en vrille, avez-vous pris conscience ou ressenti la présence de Dieu d’une façon plus intense ? ». Armstrong ne répond pas. Dieu est absent. Dieu n’est plus là. Il s’est refusé à sa Puissance. Il s’est absenté afin de laisser tout l’espace disponible à un père comme à sa fille. Dieu est peut-être même mort dans cet univers-là ; s’en est peut-être allé ailleurs dans un je-ne-sais-où, un je-ne-sais-pas. La galaxie est criblée de balles. Mortes sur pattes. Un pantin qui continue d’avancer avec des centaines de millions de trous noirs dans le corps. Or, c’est étonnant à quel point les absents ont un poids considérable. Armstrong le sent bien, les absents ont une charge particulière. Même s’ils ne sont plus là, la mort massifie les souvenirs qu’on en garde. Le silence n’est pas l’oubli : il conservera toujours sa fille dans le trou noir de son iris. Ainsi le voyage vers la lune peut-il continuer.
Loi physique numéro trois : l’obstacle-tremplin
Le film oscille entre scènes d’entraînement, de vol, exprimant toute la pesanteur possible (comme dans Whiplash et La la land se succédaient phases d’entraînements à la musique puis les concerts, phases de répétitions puis castings) mais aussi de grâce avec l’histoire d’amour entre un homme et une femme, leur vie de famille, simple, détruite, à reconstruire : comme si atteindre la grâce n’était possible qu’au prix, non pas d’éviter l’obstacle mais de s’en servir comme tremplin. Après le drame, la femme d’Armstrong enfantera encore. Mais Armstrong, lui, n’est pas encore né de ses souffrances. Il est encore trop tôt. Il n’est pas encore dans le tempo. En permanence enclosé dans des engins spatiaux qui tantôt simulent des vols, tantôt l’expédient au ciel ; enfermé dans son module spatial, lors de la première tentative d’amarrage, enserré dans le ventre de la bête de ses souvenirs, cette poche sous-scellé dans laquelle il vit, son liquide amniotique, une mouche inopportune s’est infiltrée là, elle qui voudrait tant se nourrir des restes de la bête. Il faudra l’écraser. La tourmente du décollage ainsi passée, une fois la couche atmosphérique transpercée, le vol deviendra tellement plus simple, le pilotage si aisée qu’un enfant en aurait les moyens, mieux, un fantôme, sa fille : le vol stabilisé, les visages de l’équipage se décrispent, tous sourires béats : la sonde « se pilote toute seule, la stabilisation, c’est du velours ». La grâce atteinte par l’obstacle.
Loi physique numéro quatre : Il faut beaucoup échouer pour réussir
Tant de difficultés rencontrées, d’échecs à surmonter à l’instar d’Andrew/Mia/Sebastian, il en fallait bien pour alunir. Et c’est au moment où, enfin, Armstrong touche le sol de la lune qu’il se revoit sur terre, sa fille entre les bras, lui qui se trouve maintenant au bord d’un cratère, le voici avec son souvenir, sa fille qu’il porte dans ses bras dans son souvenir, qu’il va étendre là, dans ce superbe noir et blanc, au bord de ce trou noir, où il n’y a plus que le silence, dans ce monde chu en tombe, Armstrong laisse glisser de ses mains le bracelet de sa fille, dans le corps de cette lune criblée, elle-même, de balles. Où se trouve-t-elle désormais ? Il n’y a pas de réponse, sinon celle du silence, qui est la politesse faite aux véritables questions.
Loi physique numéro 5 : Aucune loi ne peut m’éloigner de toi
Dans ce monde de sensations chiffrées, de baromètres, d’instruments de mesure comme on prend la pression des artères d’un coeur encore vivant malgré la souffrance, les lois de la physique, il faut les convertir en acquiesçant à sa propre faiblesse pour se retrouver enfin. Andrew, Mia et Sebastian étaient déjà passés par là. Armstrong doit encore l’éprouver.
Tout le monde rencontre, un jour, un mur. Le mur du son pour l’aérospatiale. Le mur de la mort pour Armstrong. L’histoire, son histoire, c’est ce à quoi il ne peut pas échapper. Ce contre quoi il ne pourra rien. L’effet d’attraction de l’histoire, c’est la mort de sa fille. Cette histoire, elle pouvait lui tomber dessus à n’importe quel moment. Elle est arrivée, là. Contre tous les systèmes de prévisions, de calculs, quand bien même seraient-ils notés par un père, fut-il Armstrong, dans un calepin, séance de chimiothérapie après séance de chimiothérapie, rien n’y fera, la mort viendra. On ne (dé-)programme pas la mort. L’incontrôlabilité de l’histoire d’Armstrong est son ennemie. Tout le monde a son propre ennemi. Tout le monde a sa propre Nemesis, son ennemi invincible. Tout le monde reçoit un jour un messager de mort comme punition des dieux. Pire, tout le monde est le prisonnier de soi. Tout le monde est pris comme le boxeur dans les cordes, même quand il danse à l’instar de Sebastian dans La La Land. Tout le monde, toute sa vie, s’efforce de couper les fils comme le tentait le pantin Mia. Tout le monde se cherche. Personne ne se trouve. Mais toute cette corde, comment faire? Se chercher. Il faut continuer à se chercher, mais autrement dit Chazelle, à se chercher en permanence, non pas tant au terme d’une quête finalement, mais au sens belliqueux du terme : se chercher, se provoquer, se bagarrer contre soi, un jour se réconcilier comme Andrew dans Whiplash.
Armstrong, devant ce cratère lunaire dans lequel il vient de laisser tomber le bracelet de sa fille voudrait peut-être faire revivre son mort, son enfant. Héler son sphinx, faire revenir le passé qui est le sien. Le sortir de son tombeau. Mais est-ce lui ou son passé qui le demande? Le “passé… réclame une rédemption” répond Walter Benjamin. Une infime partie de ce passé rédimé se trouverait en son pouvoir afin de le faire resurgir. Il faudrait avoir ce pouvoir : appeler ce passé perdu pour autoriser la rédemption qu’il attend. Mais « il n’y a de paradis que perdu » écrit Proust dans Le temps retrouvé. Ce n’est que par la perte qu’une expérience se constitue en expérience paradisiaque. C’est par la perte que ce qui a été se constitue en une réserve possible de sens vers laquelle Armstrong se met en situation de revenir interminablement. Le retour de l’enfant, dans le film de Chazelle, et le retour du défunt, conjugués, appellent à faire oeuvre. Le retour de l’enfant mort en Armstrong qu’il appelle à revivre, c’est l’enfantôme (Pierre Péju), faire revivre sous une forme de présence-absence sa fille.
Mais Armstrong ne veut pas trahir le silence de son enfant. Sinon, il lui ferait la peau, une seconde fois. Il la trouerait. Il l’exprimerait mais au prix d’une trahison. L’enfance, son enfant, est bien un paradis perdu. Continuer de penser à elle, c’est exprimer le sentiment d’une perte que rien ne viendra rédimer tout à fait.
Finalement, pourquoi ce voyage sur la lune sous forme de recueillement ? Armstrong ne voulait pas de l’image du couvercle du cercueil glissant sur les arêtes de bois, effaçant l’apparence de sa fille, l’encapsulant dans son minuscule volume de néant, sur terre. La boîte qu’il lui a choisie ne ressemble pas à un lit. Elle ne ferme pas. Ce cratère lunaire, ce n’est plus une barque trop profonde et étroite, privée de proue et de poupe, sans voile ni gouvernail, vouée au naufrage, disparaissant dans le blanc solennel de la fin. Cette barque sans fond, c’est le trou noir de sa mémoire où se forge son destin. Parce qu’il faut bien continuer à vivre, malgré tout. Malgré tout…
C’est en effet dans l’épreuve du deuil que la vérité peut apparaître. « Tu regarderas la nuit les étoiles. C’est trop petit chez moi pour que je te montre où se trouve la mienne. C’est mieux comme ça. Mon étoile ce sera pour toi une des étoiles. Alors toutes les étoiles tu aimeras les regarder. Elles seront toutes tes amies. Et puis je vais te faire un cadeau. Quand tu regarderas le ciel la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles.”, dit Le petit Prince au pilote avant de disparaître définitivement, mordu par un serpent, à la fin de l’histoire. Il faut que l’adulte ignore laquelle des étoiles qu’il contemple est celle de l’enfant qu’il a perdu. C’est seulement à cette condition-là que toutes les étoiles à la fois se mettent à briller et à rire de la lumière et du rire de l’étoile qui désormais fait défaut à celui qui contemple le ciel. L’enfant disparu en soi, Armstrong reste seul. Son enfant enfoui, Armstrong reste orphelin. Il n’y a plus qu’une étoile qui brille au-dessus de ce qui est, « et c’est le plus beau et le plus triste paysage du monde ». Cette étoile qui rit dans le ciel, comme chez Dante. Il n’y a que deux seules choses qui méritent notre admiration ajoute Kant, la loi morale à côté de nous, le ciel étoilé au-dessus de nos têtes. Armstrong, dans le film de Chazelle, les réconcilie. Le ciel étoilé au-dessus de lui n’est rien d’autre qu’une des figurations possibles de la loi morale qu’il porte en lui. Cette loi morale qui lui dit que chacun est responsable de tous : un petit pas pour l’homme, un grand pour l’humanité. Un lien unit à autrui à partir de l’épreuve de la perte. « Nous sommes quelques-uns à veiller sur les hommes auxquelles les étoiles doivent leur réponses » termine St Exupéry dans Citadelle. Voici Armstrong. Un homme face au ciel étoilé et qui dans le spectacle de ce ciel étoilé trouve la preuve de ce qui l’unit à autrui, adressant au vide céleste une parole qui lui revient en retour sous forme de cette parole d’amour.
Loi physique numéro 6 : Pour qu’une rencontre ait lieu, il faut sans cesse qu’elle soit différée
Séquence de fin : Le film de Chazelle offre une réponse à une contradiction réelle : pour que la rencontre entre les protagonistes ait lieu (terre/lune ; mari/femme ; père/fille…) pour que ces derniers même vivent, pour que le rendez-vous avec le film ne soit pas manqué, pour que tout simplement il existe, il faut que l’entrevue soit sans cesse différée. La fin du film en atteste, lorsque Armstrong revoit pour la première fois sa femme après son retour sur terre, c’est par l’entremise d’un parloir vitré sans hygiaphone qu’ils s’aperçoivent enfin (les pilotes ayant été mis en quarantaine après leur atterrissage), approchant doucement leurs mains de la glace sans tain pour se rejoindre enfin comme dans une prière, ces mains délicates que Dürer peignait, adressant une prière à l’invisible. Car c’est dans l’abîme que les bords se rejoignent.
Théorème cinématographique final : la grâce par la pesanteur
Chacune des lois précédentes de la physique se résoud finalement en un théorème, à propos du cinéma de Chazelle. Sur la forme, les films rejoignent ainsi le fond. Mais, contre toute attente, ce cinéma de l’hommage comme de la pique à Hollywood, ne joue pas la grâce contre la pesanteur. John Legend le disait déjà à Sebastian dans La La Land, devenir soi ce n’est ni se situer à l’extérieur et contre le « système », ni s’y installer définitivement, ni tout à fait être conservateur, ni tout à fait révolutionnaire, mais un « conservateur révolutionnaire », opérer la mue depuis l’intérieur, mais pas n’importe quel intérieur : l’intérieur de soi. Le « système », c’est d’abord soi, prendre appui sur son ego pour le dépasser enfin dans le but d’atteindre définitivement son moi. Le cinéma de Chazelle déjoue alors les pronostics, ne se situe pas sur le terrain hollywoodien du manichéisme, car la note qu’il s’agit d’entendre n’est pas facile à moins d’avoir l’oreille absolue, deux noires contre une blanche ne suffisent pas : Chazelle ne fait pas la reprise d’un vieux thème, ne rejoue pas la même chanson, la grâce versus la pesanteur, dans aucun de ses films, mais au contraire joue la grâce par la pesanteur, obtenue par l’intermédiaire de l’obstacle-tremplin que chaque personnage constitue pour lui-même comme les autres. Sans la pesanteur de Fletcher ni la sienne propre (son ego), Andrew ne serait jamais devenu Andrew le batteur, sans l’obstacle-tremplin qu’ils sont l’un pour l’autre comme pour eux-mêmes, Mia comme Sebastian seraient demeurés à l’état embryonnaire, sans la pesanteur de la mort de sa fille, Armstrong n’aurait jamais atteint la lune.
Ainsi, dans First man, plutôt que de remplir la pellicule, Damien Chazelle a cherché à travailler les situations et les personnages par soustraction : sobriété du jeu pour les acteurs (grâce), en contradiction avec les missions qui leur sont confiées comme les épreuves personnelles qu’ils traversent (pesanteur) ; propos direct, frontal, sans ambages (légèreté), évitant grandiloquence comme lyrisme à la fibre nationaliste (aucun drapeau nord-américain ne bat pavillon, s’épargnant la lourdeur). C’est le pari que fait Damien Chazelle : abstraire du plein ses personnages tout le long de leur quête, vider cet espace qui, contenant toute la quantité et le volume possibles, s’il avait été conservé par eux (soit leur ego), les aurait fait davantage ressembler à l’élodée du Canada, cette plante aquatique qui plus on la coupe grandit, étouffant la vie dans les bassins qu’elle a pu choisir. Et pour l’exprimer visuellement, un seul verbe le pouvait en définitif, bien particulier, situé hors de tous les index grammaticaux, celui du 4e groupe, que Chazelle ne nomme pas parce qu’il est caché, enfoui sous les racines de la langue, autrement dit le verbe en apnée : l’ineffable, qui seul sait se dire en images. L’ineffable qui se conjugue à tous les temps (entre actualité et souvenir dans le film), sous toutes les formes (de la peinture visuelle et sonore à la splendeur plastique de la fin du film, en passant de la poésie au fantastique d’une situation), dans tous les sens (de la linéarité chez les personnages, surtout Armstrong, à leurs éclipses).
A suivre au plus près Chazelle, et en paraphrasant Alain, on pourrait dire alors qu’atteindre la grâce, pour ses personnages, c’est trouver sa richesse hors de soi1, en se départant de son ego. Comme un monde en suspens, en effet, chacun, depuis Andrew jusqu’à Armstrong, s’espère. Pourquoi ? Parce que leur moi n’est pas donné ab initio. Parce qu’il faut, dès lors, que se mette en place un cogito plural pour que se construise à quatre mains leur propre réalité. Devenir enfin soi, chez Chazelle, est toujours un acte solitaire, sans doute, mais répété et repris par d’autres voix souterraines. Un répons de fous ardents. Il faut Fletcher à Andrew, Sebastian à Mia, Mia à Sebastian, sa fille pour Armstrong, afin de disposer sur soi d’autres regards, agissant comme des devins pour examiner leurs entrailles de victimes, en sortir tous les présages pour dériver leurs corps arables d’un lieu à l’autre, dans l’espoir que se produise cette improbable rencontre, qu’ils deviennent enfin le héros de leur propre légende.
Finalement, les personnages de Damien Chazelle ne se créent pas, ne créent rien, ils (se) décréent en permanence pour espérer enfin devenir soi, à partir/depuis leur ego mais toujours pour s’en affranchir. Devenir son propre héros ne peut pas être, en effet, le fruit d’un acte de puissance, mais de retrait. Tout le contraire d’un plus d’être ou de force. Autrement dit, une diminution, une faiblesse, un renoncement, comme Armstrong célèbre en creux « la formidable absence, partout présente » (Alain, Les dieux) de son enfant disparu. Simplement parce qu’ « il faut être dans un désert, car celui qu’il faut aimer est absent » (S. Weil, La pesanteur et la grâce).
Précisément, si chacun disposait déjà d’un moi infini et parfait, le voyage deviendrait inutile. Andrew/Mia/Sebastian/Armstrong seraient déjà arrivés. Ils seraient morts. Complètement cuits. Encendrés. Si pleins, qu’à trop être remplis d’eux-mêmes, ils ne pourraient plus que se dévorer. Des personnages anthropophages qui seraient le contraire de ce qu’ils célébraient : des mort-vivants. Autant dire des zombies. C’est non pas en remplissant la pellicule de leurs vies, mais en creusant le sillon du vide comme tourne ce disque sur lequel dansent Armstrong et sa femme, sur lequel compose Sebastian et s’exerce Andrew qu’ils s’atteindront. La création (de soi comme d’une œuvre), Paul Valéry le disait déjà, est toujours une diminution, jamais un acte d’expansion. L’aveu même de cette faiblesse, de ce manque, de cette impuissance, de ce cinéma éparpillé, mis en morceaux comme Armstrong tourne en tous sens lors des exercices d’entraînement, n’est plus alors le signe d’un échec. Il devient au contraire l’indice d’une vie possible. Le paradoxe n’est plus qu’apparent. Cette contradiction est devenu l’obstacle-tremplin qu’il fallait affronter pour chacun afin que se déclenche leur processus de décréation. Un processus qui permet finalement à Chazelle de répondre en filigrane à la question qui sourd du récit cinématographique : qu’est-ce qu’un film, sinon une certaine idée de l’absence, son retrait, sa distance (qu’on nomme l’espace), son attente (qui convie le temps), son empreinte (qu’on appelle la beauté) ?
David Fonseca
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David Fonseca, auteur du mois d’octobre 2020, est un féru de cinéma, de littérature et de rap. Il nous propose depuis novembre des articles liés au cinéma, en creusant ses sujets jusqu’à l’os. Philosophie, métaphysique, iconique, ses chroniques proposent des relectures fouillées d’oeuvres ou d’auteurs qui lui sont incontournables.