PATRICK BEGUINEL Après les flots partie 3 et fin

Elle savait qu’elle avait au moins deux kilomètres très dangereux à parcourir avant de retrouver une certaine sécurité. Des rondes de garde avaient lieu dans un rayon de deux kilomètres à partir du centre du camp, là où avaient lieu les criées. Elle devait donc être extrêmement prudente jusque-là. Mais les choses dégénérèrent au fil de sa progression. L’air devint vite irrespirable et la luminosité ne cessa de décroître. De plus, sa jambe lui faisait désormais souffrir le martyre depuis que l’euphorie s’était évaporée. Elle dut s’arrêter à de multiples reprises pour reprendre son souffle, pour détendre sa jambe en la massant. L’air soufré lui ravageait les poumons à chaque respiration. Elle savait que le mieux à faire en ces conditions était de rester au calme, de ne pas bouger et, si possible, trouver un abri de fortune où l’air pollué ne pouvait que difficilement pénétrer. Mais elle ne pouvait pas se permettre un tel luxe. La nuit, les dangers étaient encore plus grands qu’en plein jour. Outre Les Autres, de nombreuses bêtes sauvages rôdaient en quête d’une proie. Et puis, si elle n’avait plus moyen de voir où elle allait, elle risquait à tout moment de se faire piquer par une plante vénéneuse qui, au meilleur des cas, provoquerait une vive douleur, au pire… Elle préféra ne pas y penser. Elle devait continuer sa route et, ainsi, inlassablement, elle se remettait debout avec courage, se persuadant qu’avant la prochaine pause elle ne serait plus qu’à un kilomètre de la sécurité des rondes de garde.

Elle fit quatre pauses avant d’atteindre le peuplier isolé. Ses poumons cuisaient en elle, sa jambe menaçait à chaque instant de ne plus la porter, son corps n’étant plus qu’un S.O.S ambulant. Plus qu’un kilomètre maintenant, s’encourageait-elle vaillamment. Sa force de caractère, elle le savait, l’avait toujours démarquée des autres habitants du camp, elle était persuadée qu’elle y arriverait.

Elle était née après seulement six mois et demi passés dans la chaleur protectrice et rassurante de sa mère. Elle ne s’en souvient pas mais cette dernière chantait nuit et jour pour son bébé à venir, pour lui donner la force de vivre dans ce monde obscur, sans pitié, sans chaleur. Un jour, de violentes contractions réveillèrent sa génitrice qui se mit à hurler si fort qu’aux dires des Anciens elle réveilla tout le camp. Sans doute était-ce le manque de confort et de repos qui déclenchèrent l’accouchement, peut-être était-ce juste ce qui devait se produire, nul n’a la réponse. Elle naquit peu de temps avant que sa mère ne s’éteigne. Tout le monde pensait qu’elle était bien trop petite pour survivre dans cet environnement hostile, que bien des bébés plus vaillants, et surtout nés à terme, étaient mort peu après leur venue au monde. Trop jeune née pour grandir et vieillir disaient-ils. Mais chaque vie avait, depuis Le Jour, une importance cruciale, aussi la nourrit-on, sans trop y croire, persuadé que cette part de lait lui étant réservé symbolisait un pur gaspillage. Mais elle s’accrocha, résista même à une fièvre alors qu’elle n’avait que cinq mois. Les Anciens pensèrent, où même surent, qu’elle vivrait. Et elle vécut. Obstinée, elle marcha avant ses un an. Les proies potentielles doivent être vives, rapides, et elle l’était. Elle était intelligente également, apprenant et retenant les enseignements de bases à une vitesse folle. Les Anciens se dirent qu’elle vivrait longtemps et qu’elle aurait un rôle primordial à jouer au sein de leur clan. Et ils ne se trompaient pas. Intelligente, rapide, perspicace, débrouillarde, elle ne fut jamais un poids pour eux. Ses capacités d’apprentissage et de raisonnement leur laissait penser qu’un jour, elle ferait partie des Anciens, qu’elle pourrait ainsi bénéficier d’une vie qui jusqu’à présent ne l’avait jamais épargné.

Ainsi, lorsqu’elle dépassa le peuplier, malgré ses poumons réclamant une trêve méritée, malgré sa claudication de plus en plus prononcée, elle sut qu’elle y arriverait, que la fin du chemin était proche, qu’elle mangerait à sa faim. Elle n’avait pas oublié, malgré ses souffrances de plus en plus aiguës, d’être sur le qui vive. Elle tendait l’oreille sans cesse, à l’affût de tout bruit suspect. Elle eut peur une fois d’être suivi, mais elle se rendit vite compte que son esprit lui avait joué un mauvais tour.

Huit cents mètres plus loin, elle aperçut enfin la lueur orangée des feux du camp. Bien qu’elle fût au bord de l’effondrement, que sa jambe gonflée ne se pliait plus, elle se sentit emplie d’une force nouvelle. Plus que 2 kilomètres, pensa-t-elle, et je pourrais m’asseoir enfin, me reposer, manger. Et puis, ces deux kilomètres, elle le savait, elle ne devrait pas les faire seuls. Elle se sentait enfin chez elle, en sécurité, aucun Autre ne la suivrait si près du clan car elle était couverte par la zone des rondes des gardes. Elle poussa un soupir de soulagement et quelques larmes perlèrent au bord de ses yeux fatigués.

Elle parcourut encore près d’un kilomètre, s’appuyant fort sur le vélo, cet objet qui lui vaudrait le respect de tous, pour avancer. Elle pleurait silencieusement, un large sourire étalé sur son visage ridé par la fatigue et l’effort continu de ces dernières heures. La lueur du camp était désormais à portée de main, elle pouvait presque sentir l’odeur du bois brûlé flotter jusqu’à ses narines. Mais un craquement sinistre dans le silence de la nuit souleva en elle un vent de panique. Son cœur se mit à battre frénétiquement dans sa poitrine, ses yeux s’affolèrent à la recherche d’un corps se découpant dans l’obscurité, mais rien. Ça vient de derrière, se dit-elle, et, instantanément elle pivota pour voir qui se trouvait dans son dos. Elle n’eut pas le temps de se retourner qu’une voix se fit entendre, grondement rauque dans les ténèbres.
Qui est là ?
C’est moi, Zohra, répondit-elle.
C’est quoi c’que tu ramènes ?
J’ai trouvé ça, c’est un vélo qu’ça s’appelle.
J’peux voir ?

Elle répondit que oui. La voix s’approcha et elle reconnut l’un des gardes. Sa panique se tut instantanément mais elle demeura sur ses gardes. Son instinct lui disait de se méfier pourtant elle ne l’écouta pas : elle était en sécurité maintenant, rien ne pouvait lui arriver dorénavant. Elle se détendit pendant que le garde s’approchait d’elle, doucement, méfiant, pas encore persuadé qu’il s’agissait bien de la personne qu’elle prétendait être. Quand il l’a reconnu, il s’enquit de savoir pourquoi elle avait été absente durant tout ce temps. Elle lui expliqua tout, sa course folle, le vélo, son retour.

T’as l’air crevée, lui dit-il.
Oui, la journée a été très dure.
Et tu ramènes ça en plus. C’est lourd ?

Il pointait le vélo du doigt. Elle se sentit bizarre, pas tout à fait rassurée. Son instinct reprenait le dessus mais elle lui intimait de se taire : je ne risque plus rien, c’est un des miens, il faut que je me calme !

Ça doit valoir un sacré bon repas un truc comme ça, ricana-t-il.

Une nouvelle fois, ses sens se mirent en alerte. Son pouls s’emballa, son souffle s’accéléra brutalement. Elle serra plus fort la roue de vélo, prête à décamper en cas de besoin. Le rire du garde sonnait faux, elle y percevait de l’ironie, peut-être même de la colère, de l’envie. Cela la perturbait, mais son bon sens ne cessait de lui rappeler qu’elle était chez elle, que se n’était pas un des Autres qui se trouvait face à elle.

Tu devrais me le donner, continua-t-il, sans rire cette fois-ci.
Pourquoi je ferais ça ?
Parce que personne croira qu’une gamine comme toi à trouvé ça.
Il est à moi, tu n’as pas …

Mais déjà il fondait sur elle, tentant de s’emparer du vélo. Elle essaya de s’extirper de cet assaut, recula une première fois, mais, alors que sa jambe s’engageait vers l’arrière pour fuir, une violente douleur la cueillit au ventre. Bouche bée, yeux exorbités, elle plaça ses mains dessus, sentant aussitôt le manche d’un couteau en sortir.

Elle recula encore, lâchant de sa main droite le vélo qui tomba au sol sans un bruit, amorti par les hautes herbes.

Elle recula d’un autre pas, encore, le sang ruisselant de son ventre sur ses jambes, puis sur ses pieds, puis, alors que sa jambe, refusant de la porter davantage, céda, elle tomba assise sur le sol, sans un bruit, sans un cri.

De sa main gauche, elle serait encore la roue du vélo.

Le garde s’avança puis, du pied, lui écrasa les doigts pour se saisir de la roue aux lambeaux de pneus. Il sifflotait. Il aura droit à un vrai repas, avec peut-être un peu de viande, si la chance lui sourit.

La dernière chose qu’elle vit, alors qu’elle était tombé sur le dos, fut l’un des coquillages tombés du cadre du vélo.

Elle le prit dans sa main sans force.

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