PATRICK BEGUINEL – Après les flots

Chaque mois, la rubrique est offerte à un auteur. Quatre semaines, quatre parties d’une nouvelle que cet auteur aura eu la gentillesse de me fournir. Le but est de mettre en lumière son travail, qu’il soit reconnu ou nom, qu’il soit édité ou non. Seule la qualité de son écriture, de son esprit, a ici de l’importance. Ce mois-ci, pour lancer la rubrique, c’est votre humble serviteur qui s’y colle.

Après les flots.

La jeune fille courait droit devant elle, à travers les feuillages qui lui bouchaient la vue et égratignaient chaque partie dénudée de son corps. L’incendie de ses poumons lui réclamait une pause, mais elle ne se l’accorderait que lorsqu’elle serait sûre d’être hors de danger. Des larmes de terreur coulaient sur ses joues. Elle savait qu’elle n’aurait jamais dû s’aventurer si loin dans la végétation entourant le camp, pourtant, elle l’avait fait et devait à présent assumer sa bêtise : que ses poumons la brûle ou pas, elle devait fuir.

L’air qu’elle respirait avec difficulté, attisant l’incendie couvant en elle, avait ce goût de souffre contre lequel on l’avait tant mise en garde. Quand la qualité atmosphérique se dégradait à ce point, tous devaient rester au camp et stopper toute activité. De plus, tous devaient regagner les huttes entourant la clairière au centre de laquelle trônait une souche, monumentale, servant à la fois de piédestal au crieur véhiculant la parole des Anciens et de point de ralliement en cas d’attaque ennemie. Mais une fois encore, elle n’en avait fait qu’à sa tête et n’avait pas rejoint le groupe dès que l’odeur caractéristique d’œufs pourris s’était répandue sur les environs du camp. Désormais, tandis que sa gorge l’irritait, que les battements de son cœur s’emballaient sous l’effet combiné de la peur et de sa fuite, elle s’en voulait de n’avoir pas suivi les recommandations pourtant maintes fois répétées par ceux qui les gouvernaient.

Elle se croyait poursuivie par deux ou trois personnes, par Les Autres. Elle courait aussi vite qu’elle le pouvait, se retournant régulièrement pour vérifier que personne ne la rattrapait. Les sentiers, étroits et feuillus, jouaient en sa faveur mais ne lui permettait pas d’avoir une vue dégageait qui lui aurait indiqué si oui ou non elle avait semé ses assaillants.Une branche lui fouetta violemment la joue et elle sentit du sang en ruisseler, se mêlant aux larmes et à la crasse lui recouvrant le visage. Elle devait avoir une dizaine d’années, sa petite taille laissant à penser qu’elle était adolescente, cependant son visage, de par les difficultés à vivre après Le Jour, paraissait beaucoup plus âgé. Néanmoins, il émanait d’elle une certaine beauté même si celle-ci se trouvait déformée par l’effort de cette course contre la mort et par la peur de se voir attrapé par Les Autres.

En se retournant une énième fois pour tenter d’apercevoir ses poursuivants, la fillette trébucha sur une racine. Elle perdit l’équilibre et atterrit violemment dans un amas de ronces, d’orties et d’autres végétaux dont elle ne connaissait pas le nom. Les épines et les feuilles urticantes attaquèrent sa peau qui réagit instantanément. De fines stries ensanglantées dessinèrent des motifs abstraits sur ses bras, ses jambes et toutes autres parties de son corps n’étant pas recouvertes par ses haillons de mauvaise toile. Les boutons bien caractéristiques des piqûres d’orties la démangèrent instantanément avec une violence inattendue. Elle parvint à ne pas crier et essaya de percevoir, malgré le bourdonnement incessant de sang battant dans ses tympans, malgré le sifflement de son souffle saccadé, la présence des Autres. Aucun bruit autre que celui du vent faisant bruisser les feuilles. Même les oiseaux ne laissaient entendre le moindre chant, sans doute effrayer qu’ils le furent par le brouhaha de la chute.

Se calmant peu à peu, la jeune fille se risqua à jeter un regard à travers l’entremêlement de feuilles et d’épines. Le chemin qu’elles avait parcouru quelques minutes plus tôt, de toute la célérité dont elle pouvait faire preuve, indiquait la trace de son récent passage. Quelques branches cassées jonchaient le sol, quelques empreintes de pas étaient également visibles, mais elle ne vit pas les pieds, la silhouette ou l’ombre d’un poursuivant. Elle poussa un léger soupir de soulagement, consciente qu’elle allait devoir sortir de sa cachette afin d’effacer tout indice quant à sa présence dans ce repaire de fortune.

Lentement, elle se remit debout. Elle cassa une branche fournie puis sortit de son abri improvisé. Elle retourna sur le sentier et y effaça la marque de son passage en le balayant à l’aide de celle-ci. Elle prit aussi le soin de créer une fausse piste, comme on lui avait appris à le faire depuis l’âge où elle savait marcher. Cet enseignement prodigué à chaque enfant du camp devait permettre de les protéger de quelconque traqueur. Nettoyer derrière elle était devenu un acte viscéral et essentiel pour elle et tous les membres de la tribu. Jamais elle n’aurait oublié d’y avoir recours.

Satisfaite de son travail, elle retourna dans son bosquet. L’irritation due aux piqûres d’orties devenait progressivement un mauvais souvenir, en revanche les nombreuses égratignures parcourant son corps la démangeaient douloureusement. Elle avait la sensation que le feu de ses poumons s’était dilué dans son sang qui, suintant par les nombreuses coupures zébrant la peau de ses bras, de ses jambes, de son visage, se mettait à bouillir au contact de l’air. Penser à autre chose, voilà ce qu’elle devait faire, elle n’avait pas d’autre choix. De toute façon, elle avait matière à occuper son esprit car elle devait absolument savoir où elle se trouvait. Dans sa précipitation, elle n’avait pas eu le réflexe d’observer son environnement. Sans ces repères, il lui devenait quasiment impossible de s’orienter et de retrouver le camp. Elle pivota sur elle-même dans une lente rotation panoramique qui, hélas, la laissa démunie et apeurée : elle ne reconnaissait aucun arbre, aucun sentier, aucun bosquet familier. Elle se rendit vite compte de l’évidence : elle avait couru sans regarder où elle allait et, maintenant, elle était perdue au beau milieu de nulle part.

Elle s’en voulait de n’avoir respecté aucune des règles édictées par Les Anciens. Cette dernière consistait à mémoriser un indice, un arbre, un ensemble de pierre, un objet susceptible de la ramener au camp. Comme concernant le camouflage d’une piste, celle consistant à se créer un plan mental devait être suivie par chaque membre de la tribu afin qu’ils puissent retrouver les leurs aisément. La panique, hélas, avait obscurci son jugement, l’égarant au milieu d’un environnement qu’elle savait pertinemment hostile, puisque inconnu. Fatiguée et perdue, la jeune fille se mit à pleurer, silencieusement. Et cet air putride qu’elle avait par la force des choses oublié se manifesta à nouveau, brûlant à nouveau ses poumons, si toutefois cela n’avait pas été le cas depuis le début de sa fuite, mais elle s’en moquait : une seule priorité l’inquiétait, celle de rejoindre le clan !

Les larmes s’écoulant de ses yeux tracèrent des sillons clairs sur sa peau maculée de poussière et de sang séché. Elle essuya le tout d’un revers de la main, retrouvant par ce geste un peu de contenance et de courage. Me repérer au soleil, voilà ce que je dois faire, pensa-t-elle. Mais pour cela, elle devait quitter son antre de végétation, action qu’elle savait aussi cruciale que dangereuse. La crainte de voir surgir Les Autres était très forte. Elle avait trop entendu de rumeurs à propos des Autres, trop de ragots et sa peur en était vive, brûlante, toujours présente et ce même lorsqu’elle se savait en sécurité. On disait d’eux qu’ils étaient cannibales, qu’ils torturaient leurs proies, qu’ils les éviscéraient. Elle ignorait si tout cela était vrai ou s’il s’agissait tout simplement d’un folklore destiné à empêcher les plus fougueux de la jeune garde d’explorer toujours plus loin la forêt. Malgré tout, elle s’interrogeait et pensait qu’au fond, ils devaient être comme eux, aussi craintif, soupçonneux, mais humains, pas ces monstres auxquels les Anciens voulaient nous faire croire. Elle renonça pourtant à s’extirper de son amas de feuillage dans l’immédiat. Elle patienta un long moment dans cet abri de fortune qu’elle tenta de rendre un peu plus confortable. Elle enleva quelques branches et feuilles afin de se créer plusieurs fenêtres dans ce mur végétal facilitant ainsi son travail de garde. Elle retira également son gilet pour s’en faire un oreiller. Il ne faisait pas trop froid et le ciel dégagé lui permettait de croire raisonnablement qu’aucune pluie acide ne la surprendrait. Allongée en position fœtale, son oreiller de fortune isolant sa tête de la terre recouverte d’une fine couche d’herbe brûlée, elle sombra rapidement dans un sommeil agité.

Un insecte lui piqua la joue, la sortant brutalement d’un rêve sans sens. Elle avait rêvé d’une sensation de chaleur, peut-être de celle d’une eau chaude et claire ruisselant en cascade depuis ses cheveux jusqu’à ses orteils, peut-être celle d’un véritable vêtement, chaud et confortable, bien qu’elle n’ait jamais porté quoi que ce soit de similaire. Il s’agissait peut-être d’une réminiscence ancrée en elle, dans son ADN, de la vie d’avant, souvenir transmis par ceux qui l’avaient enfanté. Qu’il eut été doux de se sentir ainsi au chaud, à l’abri ! La vie devait être comme ça, avant, pensa-t-elle. Puis elle se souvint que les Anciens avaient parlé en ces termes de l’existence d’avant Le Jour, d’une vie paisible même si, déjà, il fallait se battre pour pouvoir en bénéficier totalement. En ouvrant les paupières, elle fut un instant perplexe quant au lieu où elle se trouvait puis elle reprit vite ses esprits. Comme le lui criait son instinct, elle tendit l’oreille afin de percevoir tout bruit suspect dans son environnement. Rien. Ni craquement d’une branche rompant sous le poids d’un intrus, ni la fuite d’un quelconque rongeur oppressé par une présence inopportune.

Comments (2)

  • Avatar

    Sofia

    J aime bien ton style d écriture Patrick, je t encourage vivement

    Reply

  • Avatar

    admin6895

    Merci beaucoup Sofia !

    Reply

Ajoutez un commentaire