Bordeaux : Sur la route de Madison, au théâtre des Salinières

sur la route de madison

Crédit : Daniel Dicharry

Une route jalonnée de succès

En 1992, Robert James Waller écrit un roman d’amour qui devient un véritable best-seller : The Bridges of Madison County (titre français : Sur la route de Madison). Suite au succès du roman, un film américain du même nom, réalisé par Clint Eastwood, voit le jour en 1995 avec Clint Eastwood et Meryl Streep dans les rôles principaux. Les récompenses couronnent de succès le film, dans la continuité du roman. En 2007, Anne Bourgeois propose une première mise en scène de l’adaptation du roman, avec Alain Delon et Mireille Darc.

Le livre, le film, et maintenant la pièce : cette histoire est devenue culte, le symbole de l’amour passionnel et impossible. Pour ma part, j’avais adoré le film, déjà parce que Meryl Streep (mon actrice préférée, qui d’ailleurs a été nominée pour l’Oscar du meilleur rôle féminin pour ce film, et si ça ne tenait qu’à moi, des Oscar, elle en aurait eu trois), ensuite, parce qu’il faut le dire, ce film est formidable. Et le box-office (américain, canadien mais aussi français) semble d’accord avec moi là-dessus.

L’histoire en quelques mots

Durant l’été 1965, dans l’Iowa, Francesca Johnson fait la rencontre de Robert Kincaid. En une semaine, leurs vies respectives se retrouvent bouleversées. Elle est mariée et mère de deux enfants, il est reporter pour le National Geographic. Ils ont une semaine pour vivre leur amour naissant, avant que le mari et les enfants de Francesca ne rentrent et avant que Robert Kincaid ne soit appelé ailleurs par son métier de photographe.

Cette passion secrète et d’une intensité magique, dès le début de la pièce, nous savons qu’elle ne durera pas : nous assistons aux funérailles de Francesca Johnson, bien des années après cette belle romance, et la pièce débute par la lecture de son testament et des lettres qu’elle a laissées à ses enfants. Finalement, l’histoire importe peu : combien de romans, de films ou de pièces de théâtre narrent un amour passionnel impossible ? Mais dans Sur la route de Madison, l’auteur nous fait un pied de nez : il nous dévoile l’intrigue et prend le pari fou de réussir, malgré tout, à nous faire espérer avec les personnages, à nous bouleverser et à nous tenir en haleine, innocents alors que nous connaissons l’issue de la relation.

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Crédit : Daniel Dicharry

Amour et poésie

Un reporter photo, l’Iowa, les ponts, les champs… Tout cela est tellement présent dans le film que j’appréhendais l’adaptation théâtrale. Comment retranscrire cette poésie visuelle, ce pittoresque ? La mise en scène, par les sons d’ambiance, par les temps de respiration, par la gestion des silences, parvient à retranscrire avec brio cette ambiance, ce calme champêtre, ces flottements contemplatifs (jamais trop longs, juste ce qu’il faut), ces paysages que le théâtre peut si difficilement peindre. Mais Jean Mourière (metteur en scène) a toujours eu un talent pour la gestion du rythme, des temps et des silences, donc je ne suis pas surprise. Le jeu des comédiens complète le tableau et, à travers leurs regards, ils nous transportent dans leur imaginaire : tout est juste, rien n’est de trop.

Au-delà du pittoresque, notons la présence incessante de la poésie. De Robert, qui s’interroge sur la différence entre un champ et un pré, à Francesca, ancienne professeuse de français contrainte de devenir mère au foyer pour coller aux exigences de son époux dans un système clairement patriarcal, lorsque la poésie de chaque protagoniste se rencontre, cela donne lieu à de magnifiques échanges sur la littérature, la vie, l’amour. Mais nous n’assistons pas à un ennuyeux débat ronflant poétique et/ou philosophique, non : pour Robert et Francesca la poésie est amour, et l’amour est poésie. Ils s’aiment tout en poésie, et nourrissent leur amour de leur goût commun pour les arts. C’est là que leur séparation prend toute sa beauté : ils se quittent pour sauver toute la poésie qui existe entre eux et pour laisser la place à ce qu’il y a de rare et de précieux chez l’autre.

Il s’agit d’un amour dans le respect, où l’ego sait céder la place à la Beauté et à la fragilité de la poésie de l’autre. Les deux personnages ne se sacrifient pas mais s’offrent à chacun la chance de pouvoir continuer à être soi : ensemble, ils perdraient ce qui les définit. Ce n’est pas le mariage de Francesca ou la vie nomade de Robert qui empêchent leur union – du moins, il n’y a pas que cela ; c’est aussi, et surtout, que si l’un suivait l’autre il perdrait son essence, et ils ne peuvent s’aimer que dans cette différence de parcours, l’un nomade, « dernier cowboy », l’autre sédentaire, mère au foyer ayant choisi le sacrifice.

Aimer au-delà des clichés

Cette pièce n’est pas un énième choix cornélien entre passion amoureuse et devoir du sang, honneur, famille. Ici, rien de manichéen, rien de simple. Nous savons parfaitement que les personnages ne pourront pas vivre leur histoire d’amour dans la matière – du moins pas plus d’une semaine. Et c’est cela qui est fascinant : à quel point deux personnes, sans se voir, peuvent continuer à se modifier, à vivre leur histoire, à faire des choix l’un par rapport à l’autre, à se donner de subtiles preuves d’amour et, finalement, à demeurer présents l’un pour l’autre, sans savoir où est l’autre, ce qu’il fait, ni même s’il est encore en vie.

Cette histoire, sans l’incarner dans la matière, ils l’éprouvent et l’habitent tout au long de leur existence. Elle les modifie. Finalement, y a-t-il réellement eu un choix à un moment ? La séparation n’en est pas une, et même après la séparation nous assistons à l’évolution d’un couple. Aucun n’appartient à l’autre, ils ont créé quelque chose hors d’eux et appartiennent désormais à ce quelque chose, qu’ils nourrissent et qui les nourrit.

Il est agréable de voir une histoire d’amour avec des personnages qui n’ont pas vingt ans, qui ne sont pas des lycéens ou des jeunes premiers, qui ont des problématiques d’adultes, l’une mariée, l’autre divorcé. La maturité de la relation en ressort, et c’est une claque que l’on se prend. Je ne sais pas s’il existe une bonne façon d’aimer, un mode d’emploi, mais incontestablement ces deux personnages s’aiment de tout leur être, se respectent et s’offrent l’un à l’autre le meilleur, même si c’est horriblement difficile pour eux.

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Crédit : Daniel Dicharry

Une équipe au top.

D’abord, je me dois de souligner une nouvelle fois les qualités de mise en scène de Jean Mourière, toujours aussi subtile, délicat, pudique dans les scènes sensuelles aussi bien que sentimentales, dans une magnifique retenue qui rend encore plus belle cette histoire. D’ailleurs, pour ma part, les scènes qui m’ont le plus arraché de larmes ne sont pas les plus grandiloquentes, mais les plus simples au contraire : un arrêt de bus, une voix off, un instant figé… Aucun surenchérissement, tout dans la sobriété. La montée crescendo de la découverte de l’amour chez les deux personnages est orchestrée à merveille, et nous avons beau savoir que ces deux-là vont finir par s’aimer, à aucun moment il n’y a d’à-coups, de précipitation, de heurts : l’attachement paraît naturel, simple. Pour cela, il faut également en remercier les protagonistes, Marine Segalen et Damien Tridant, pour leur justesse.

La tension monte de manière parfaitement orchestrée : le public sait qu’il vient voir une romance, il attend les artistes au tournant et le moindre à-coup pourrait nous faire décrocher. Les personnages doivent dévaler la pente des sentiments assez doucement pour nous surprendre alors que l’on sait parfaitement ce que l’on vient voir. Pourtant, les sentiments arrivent de manière insidieuse, par petites pointes, réplique après réplique, par un geste, un silence, un mot appuyé. Tout est très délicat. Deux apparitions de Jean Mourière, dans le rôle d’un des enfants de Francesca, puis en tant que son époux, nous ramènent à la réalité : il pourrait être tous les autres personnages, il pourrait incarner cinquante personnages de la même manière, il y a ce couple et il y a le reste du monde.

Le duo de Marine Segalen et Damien Tridant est parfaitement assorti : face à une Francesca fougueuse, passionnée, le Robert interprété par Damien Tridant est doux, attentif comme peut l’être un photographe au vrai beau regard d’artiste, dans la retenue et l’écoute, sans jamais se laisser manger par le jeu solaire et magnétique de sa partenaire et sans jamais céder à la facilité d’être lisse. Cela est rendu possible par une très belle écoute, que l’on sent tout au long de la pièce et par une complicité évidente.

La pièce a encore quelques dates en mai au Théâtre des Salinières, et sera jouée le 13 mai à Coutras), je vous la recommande !

Claire Poirson.

claire poirson

Crédit photo : Chris Seyner

Claire Poirson est metteuse en scène de la compagnie L’Extra théâtre (Bordeaux), directrice de la collection Entr’Actes (théâtre) aux éditions Ex Aequo, professeuse d’écriture théâtrale, autrice (notamment du recueil Le chemin des étoiles) et comédienne. Aimant travailler la synergie entre les disciplines artistiques, elle pratique la flûte traversière, les arts martiaux, le cirque, la peinture, le dessin et, d’un naturel curieux, elle aime visiter différentes formes artistiques et esthétiques.

 

 

 

 

 

 

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