[ QUESTIONS ] SOUAD MANI, travail marginal…

Suite de l’interview que nous a accordé Souad Mani. Nous la remercions une nouvelle fois pour sa participation et sommes ravis d’avoir pu découvrir son travail artistique et éthique.

Tu as dû grandir, comme nous, dans une époque où le matériel électronique d’aujourd’hui n’était pas la norme. Que penses-tu que cela ait changé dans notre existence ?

Souad Mani : J’ai grandi dans une époque où le matériel électronique était rare et merveilleux. J’ai commencé à avoir des activités sur Internet en 2003. À l’époque, je préparais mon diplôme de maîtrise et la rédaction d’un mémoire. Je faisais partie de la première promotion de mon Institut et j’étais la seule à avoir proposé un projet lié au numérique et l’utilisation de l’ordinateur, alors que j’étais en spécialité peinture. Vu l’aspect innovant de ma proposition, mes encadrants ont essayé de me convaincre de laisser tomber ce choix, mais j’ai pu le réaliser par volonté et autonomie grâce aux petites recherches sur Internet.
Je crois que j’ai acheté mon premier ordinateur la même année. Il a fallu faire un voyage de deux heures pour le récupérer et c’était la fête à la maison !

À l’époque, Internet n’était pas illimitée comme maintenant. J’achetais des cartes prépayées pour une heure de connexion. Le souvenir du son déclenché pour se connecter au faible débit était impressionnant et résonne encore en moi, ce genre de sons que nos enfants n’ont pas connu et ne vont pas connaitre.

Dans ma relation avec les témoins, il y a en général une forme de transmission.

Je mettais un temps fou pour pouvoir me connecter à une page. Ce fut une époque singulière et transitoire. Je me préparais justement à l’écriture d’un mémoire sur «la rencontre de la peinture avec l’ordinateur, mutations des rapports matériels et immatériels». C’était dans l’air du temps de parler et d’interroger les transitions et je pense que cette époque a déclenché une transformation à mon rapport au monde et à moi-même. Plus les outils que j’utilise, en l’occurrence Internet, sont développés, plus je suis dans un mouvement d’accélération, d’accumulation du savoir. de la même façon, plus je suis saturée/dispersée dans le flux de données qui me traverse, plus la connectivité me permet d’aller au delà. Plus c’est innovant, plus ça me dépasse, et plus la nécessité de travailler avec d’autres intelligences se fait ressentir.

Nous vivons un mouvement d’accélération de nos activités, et je pense que beaucoup de choses sont en train de disparaitre dans ce celui-ci. Peut-être que notre rôle en tant qu’artistes ou humains est de capter et d’ancrer essentiellement les singularités qui passent à travers ces flux.

 …mes débuts étaient marginaux et ça continue.

De la même façon, que penses-tu que cela a changé dans notre vision de l’art, dans la tienne en particulier ?

Souad Mani : Les outils numériques ont contribué à diversifier les formats, les formes et les écritures du réel. Rien de nouveau dans l’art à part qu’on a un nouvel outil qui a engendré un changement de paradigmes, notre rapport au support, à l’autre, à l’espace et au temps, tout en ayant augmenté le potentiel des transformations. Dans la mienne, je vais du classique à l’actuel via les mêmes outils, et je crée parfois des tensions entre les deux. J’essaie de pousser les capacités de l’outil jusqu’à son degré zéro ou jusqu’à sa source.

Litzic : Nous trouvons ta démarche très moderne, actuelle. Est-ce un courant qui existe en Tunisie ou est-il marginal ?

Souad Mani : En effet, mes débuts étaient marginaux et ça continue. Je pense que j’étais ouverte sur une pensée transdisciplinaire et prête à déclencher une pratique autonome avant que ça se déploie en Tunisie.

Si dans son apparence mon travail est très digitalisé il est loin de faire l’éloge de la technologie.

Ton travail est impressionnant ! Mais la question que je vais te poser maintenant relève peut-être de la science-fiction. La place accordée à l’intelligence artificielle ne cesse de croître dans nos sociétés hyper connectées. N’as-tu pas peur que ton art se trouve justement dérobé par une intelligence artificielle ? Ou autrement dit, n’as-tu pas peur que l’humain s’efface derrière la machine ? Qu’est-ce qu’une IA ne pourrait pas explorer dans ton travail par exemple ?

Souad Mani : Si dans son apparence mon travail est très digitalisé il est loin de faire l’éloge de la technologie. Mon travail est lié à des questions de l’existence de l’être dans ce monde et son évolution. M’outillant par des outils numériques n’a qu’un désir celui de partager du potentiel à penser, essayer de faire avec et contre, être maître de son Œuvre sans le pouvoir de la machine qui est utilisée pour augmenter les capacités de l’humain non pas pour l’effacer. Fonder et exiger une intelligence collective où les relations humaines et la présence de l’être singulier ou pluriel sont celles qui doivent durer avec des manifestations et des engagements différents. J’aurai recours à l’intelligence artificielle mais par nécessité artistique et par choix non pas par spectacle.

Quels ont été les artistes qui t’ont porté vers l’art ? Quels sont ceux qui t’ont nourri, stimulé ? Et quels sont ceux qui, aujourd’hui, s’inscrivent dans cet art mêlant organique et électronique ?

Souad Mani : J’avais rencontré pendant mes études, l’artiste marocain Mounir Fatmi lors d’un workshop qu’il a dirigé autour de son œuvre vidéographique en 2003 à Sousse, cette rencontre m’avait beaucoup stimulé. Par la suite j’ai visité deux expositions de Sophie Calle à Paris et son approche m’avait nourri mais uniquement au début de mes recherches. Je pense que c’est à travers mes recherches sur l’art conceptuel et le mouvement d’art contemporain Fluxus que je suis arrivée à développer mes propres projets avec toutes les lectures annexes philosophique, critique et sémiologique. Les artistes chercheurs qui s’intéressent au vivant, au digital et aux informations sont souvent des artistes qui expérimentent et qui développent des démarches hybrides et des méthodes scientifiques qui s’inspirent du réel et le dépassent et le transforme par l’intermédiaire du médium électronique.

Notre échange vous et moi avec cet entretien est un des signes de vie de ce lien parmi d’autres avec d’autres collaborateurs.

C’est un ami commun qui nous a mis en relation. Je parle de Georges Thiery évidemment. J’imagine que tu es réceptive à son art, mais quelles autres formes d’art te touchent ? Es-tu réceptive à la musique, au cinéma, la danse ou la photographie (etc…) ? Si oui, pourrais-tu nous citer quelques œuvres majeures qui ont façonné ta personnalité et tes goûts ?

Souad Mani : Georges Thiery n’est pas seulement un ami mais aussi un collaborateur et un observateur dans ma démarche artistique, ensemble nous avons créé un lien qui est en train de se développer dans le temps et dans l’espace. Notre échange vous et moi avec cet entretien est un des signes de vie de ce lien parmi d’autres avec d’autres collaborateurs. Je suis très réceptive à la multiplicité de l’œuvre de Georges qui va de la poésie à la peinture et garde ce fond archéologique qui est sa formation qu’on ressent dans son œuvre entrain de sonder une profonde archéologie de soi qui me parle. L’aspect transdisciplinaire de mon travail me permet de transférer et d’adapter mes outils et mes méthodes de réflexion d’une discipline à une autre par nécessité. La picturalité et la photographie sont ancrées dans mes projets et ils se manifestent à travers différentes formes et dans différents rôles. Je pourrais passer de l’image fixe à l’image animée ou de la  performance du corps à la performance de l’outil avec inévitablement une écoute à l’histoire de chaque médium et de chaque discipline.

Je collabore avec le collectif APO33 un collectif d’artistes sonores, avec qui nous avons un autre lien dans mon travail et nous avons développé les projets évolutifs : Impressions Embarquées et Temps donnéEs. J’ai aussi des projets en cours avec des artistes qui pratiquent la musique, la photographie et l’art graphique. Je suis réceptive aussi à d’autres disciplines pas forcément artistiques comme la philosophie, la géographie, la sémiologie, l’écologie et la biologie.

Marcel Duchamp, les dadaïstes, les impressionnistes, mes collaborateurs, Bergson, les situationnistes, Michel Foucault, Gille Deleuze, Perec, Walter Benjamin, Nicolas Bourriaud, Camille De Toledo, Tarkovsky et d’autres ont façonné ma perception des choses et ont contribué à l’évolution et la transformation de la pensée de mon travail.

Quels sont tes projets à venir ?
 Merci un millier de fois pour ta patience et tes réponses !

Souad Mani : Plusieurs projets sont entamés dont des vidéos à monter, des résidences à faire et à organiser et des matériaux à développer pour une prochaine phase dans ma démarche. Il y aura beaucoup de retours et de développements des traces. C’est aussi une période du grand nettoyage. Mille Mercis à toi aussi !

Mais pour mieux appréhender son œuvre, vous trouverez quelques liens en bas d’article (en attendant la reconstruction de son site) conduisant vers les travaux de cette artiste protéiforme à la curiosité insatiable.

souad mani questions portrait

Points d’ancrages. Forêt d’Armainvilliers, Paris. Août 2019.
© Droneez Paris
ce cercle rouge est une representation de soi et aussi une représentation de données GPs

Le tumblr de Souad Mani (et un autre en particulier)
Ses vidéos ICI ICI et ICI
Son instagram

 

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