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SYLVAIN MATORÉ, À l’abri du mal, sur des pentes glissantes
Thriller paru chez Le mot et le reste.
Peut-on échapper à qui nous sommes ? Qu’est-ce qui nous pousse, inexorablement, à reproduire nos conneries passées ? Voilà deux questions que nous pouvons nous poser à la fin de la lecture d’À l’abri du mal de Sylvain Matoré. Son thriller, fortement teinté de psychologie, nous déroute, par sa force, son caractère implacable, peut-être lié au destin, mais aussi par ce parfum de lutte des classes qui ne dit pas son mot.
Tout se passe dans les Pyrénées, dans la vallée de la Himone. L’usine Laely rejette dans la Lisette, le cours d’eau qui descend des sommets, ses produits toxiques. Le corps d’une jeune femme y est découvert. Si tout laisse à penser qu’elle est morte, mort due à un rejet d’ammoniaque, il s’agit en fait d’un meurtre. L’enquête ne fait aucun doute sur la chose, mais Abdel et sa compagne Mélanie ne le savent pas. Persuadé que l’usine est responsable, ils décident de se faire justice eux-mêmes.
Les personnages.
Abdel est un lascar repenti. Arrivé depuis Toulouse qu’il a fuie suite à une peine de prison, il est un des employés de Laely. Son besoin de mettre le plus de distance possible entre sa ville natale et lui provient de son envie de ne pas reproduire les erreurs l’ayant conduit à Peyradol. Le village, qu’il avait découvert enfant, lui paraît être l’endroit idéal pour laisser derrière lui son passé tumultueux. Il y rencontre Mélanie, une jeune femme idéaliste, mais tout aussi paumée qui lui.
Ils sont persuadés, faute à des bruits de couloir, que la mort de la jeune femme est due aux rejets chimiques. Lui, qui trime pour un salaire de misère, veut faire payer ce crime à Jean-Paul Lanteau, directeur de l’usine. Lui qui se pavane avec son fric, Abdel veut le faire payer pour sa condition de larbin, mais pour ce crime contre la nature qui n’est jamais puni. Avec Mélanie, ils demandent à Marco, le dealer du coin, camé notoire, fan de black metal, et amoureux fou d’Angèle, de les aider dans leur entreprise vengeresse. Évidemment, tout foire.
L’autre personnage, imposant, magnifique, écrasant, c’est la montagne, c’est cet environnement qui plait tant à Abdel. Comme une ombre, parfois protectrice, parfois intimidante, elle abrite en son sein toutes les passions. C’est le théâtre de drames, mais aussi une force silencieuse que tous veulent protéger, à leur manière. L’amour de cette nature indomptable, face à l’industrialisation et à la quête de profits qui mènent à une pollution dont se lavent les mains les responsables de l’usine, avec cynisme, est une articulation sur lequel repose le roman.
Thriller terrassant.
Cette notion écologique est plus suggérée qu’imposée. Ce personnage muet qu’est la montagne exacerbe pourtant les passions, surtout celle d’Abdel. Si elle est suggérée, elle est pourtant primordiale puisqu’elle symbolise ce combat que l’on veut mener pour faire en sorte de vivre mieux. Il y a cette notion de territoire à préserver, de lutte des classes à mener en « détruisant » un capitalisme lui-même destructeur de l’environnement. Si le propos est esquissé, à peine appuyé, il est pourtant central.
Pourtant, c’est sous la forme d’un thriller que tout nous est dit. Des personnages paumés, en reconstruction, qui, dès que la mauvaise occasion se présente, replongent dans leurs travers. Pourquoi ? L’étiquette qu’on leur a collée sur le front. Ces ouï-dire dont on n’arrive pas à se libérer. Faute à une gueule cassée. Faute à un casier. Mais aussi faute à l’impression que ceux-ci font de vous qui vous êtes, faisant fi de vos efforts pour vous réinsérer de façon exemplaire.
Il y a le cœur aussi. Le cœur amoureux qui fait tourner la tête, qui vous entraîne avant que le cerveau se mette en place. Alors on court bêtement derrière des ragots, et quand on veut faire machine arrière, il est déjà trop tard.
La forme.
Chaque partie commence par une forme d’introduction qui laisse à penser de ce qu’elle va renfermer. Sylvain Matoré y pose un cadre, en narrateur extérieur. Puis interviennent les différents protagonistes, leurs actions, leurs pensées, leurs émotions. La progression du suspense est progressive mais aussi vertigineux que le pic de Rymare qui domine la vallée. La langue est forte, elle roule et, comme la boule de neige qui mène à l’avalanche, elle balaye tout d’un revers de la main, nous laisse sans souffle.
Il y a une forme de poésie dans les descriptions de Sylvain Matoré. Nous comprenons qu’il est imprégné des lieux, qu’il les a observés avec attention. Qu’il possède aussi un regard de photographe, celui qui voit tout, même le hors champ, même le presque invisible. Cela donne une dimension presque spirituelle à tout ce roman, sans faux rythme, sans lacune descriptive ou narrative. De même que la psychologie de ses personnages y est décrite avec précision (sans doute par « déformation » professionnelle puisque l’auteur est également psychologue), mais sans jugement. Il n’y a pas plus de morale même si on peut sentir, dans le parcours des antihéros, une forme de « punition ».
Injuste.
À la fin de ce roman, nous ressentons comme un sentiment d’injustice. Pas vis-à-vis de ‘importe qui, mais seulement de quelques personnages. Parmi eux, nous retrouvons Abdel, un personnage qu’on prend d’affection parce qu’il n’est pas né au bon endroit, au bon moment. Parce que peut-être aussi il s’appelle Abdel est que, quoi qu’on en dise, c’est un handicap, surtout quand on a la gueule du taulard. Mais on se prend aussi d’affection pour deux personnages annexes, les deux gendarmes qui mènent l’enquête. Ils sont touchants dans leur détresse affective.
Peut-être aurions-nous aimé que le dernier chapitre ne figure pas dans le livre. Pourquoi ? Pour nous laisser à « nos » personnages, ne pas finir sur le fin mot de l’histoire et de ce crime. Pour garder un peu notre compassion à l’abri du mal, justement. Mais Sylvain Matoré n’a pas péché par orgueil en posant ce chapitre VI. Il fallait que la boucle soit bouclée et que nous repartions de la vallée de la Himone en connaissant toute l’histoire et toute sa tragédie. Il n’empêche pas moins que nous ressortons de ce livre dans un état inédit, un peu en décalage. Troublant, mais pas désagréable. Simplement surprenant comme sensation, mais qui nous donne envie d’une suite.
Extrait.
Nous ne résistons pas à vous mettre un petit extrait (p.181)
Abdel raccroche et sort en courant. Il traverse le village de Peyradol, détale à travers ses ruelles pavées tortueuses. Sous les lampadaires anciens, à la lumière jaunâtre, les ombres de sa grande silhouette s’étendent sur les murs des maisons rustiques et évoluent, déformées par le mouvement et l’angle des faisceaux : Abdel est tantôt un colosse épais, tantôt un géant filiforme, tantôt un nain râblé. Ces ombres paraissent hors du temps ; on pourrait tout à fait les imaginer, sous ces mêmes réverbères, installés au début du vingtième siècle, mais chauffés alors au gaz, passer celle d’un homme pressé, convoqué pour on ne sait quel crime. Même pas besoin de remplacer la casquette NFL d’Abdel par un borsalino d’un gangster en cavale, ou par le béret d’un berger à la poursuite d’un voleur de bétail, l’ombre, par le flou qu’elle induit, effectue ces transformations : Abdel pourrait être n’importe qui, n’importe quand. Un humain à la silhouette imprécise , mais dont la démarche précipitée traduit toute l’inquiétude du monde.