PHILIPPE SARR Les habitants du périphérique chapitres 1 & 2

A Mona et Rayân ;

Je m’appelle Lampade Tellure. Je suis mariée et mère de deux enfants ! Passez donc votre chemin et oubliez-moi vite. Ne suis pas femme faite pour vous…

Je reçus son message deux jours après lui avoir jeté le mien comme on lancerait une bouteille à la mer. Je sortais de deux années difficiles. La perte simultanée de mes deux parents et celle d’un cousin dans un tragique accident de voiture.

Il était 16 heures. Je rentrais d’une journée difficile, m’étant heurté à ma direction à qui je venais de soumettre un projet novateur : l’enseignement du grec à mes élèves, projet qu’elle avait violemment rejeté au prétexte stupide, profondément discriminant, que mes élèves n’entendraient jamais rien à une matière exclusivement réservée à…

– À ?

– L’élite ! Hum… Et puis on vous connaît vous et vos idées, Zondorn !

Choqué, j’adressai une lettre à l’inspection pour leur rappeler combien il était essentiel de respecter l’égalité des chances. Courrier auquel personne ne répondit.

Pour passer à autre chose, je relus donc le message de Lampade. Des amours interdits, j’en avais fait moult fois l’expérience à travers des lectures de jeunesse. À trois reprises, l’envie me vint d’aller me jeter sous la douche, lieu sacré où je pouvais passer des heures lorsque le moral n’était pas spécialement au beau fixe, ou lorsque j’éprouvais un vif besoin de me régénérer, balayant ainsi d’un revers de main mes principes écolos. Pour autant, les trois fois, je m’y refusai. Me raccrochant à ces mêmes principes avec la même promptitude dont j’avais fait preuve pour m’en éloigner. Au lieu de quoi, je répondis donc à son message. Il était tard, me disait qu’il était peut-être l’heure pour elle de donner leur bain aux enfants, de préparer le dîner (peut-être que son mari ne rentrerait-il que très tard ?), ou de se rendre à son cours de taï chi ! Mais qu’importe, je l’envoyai sans m’en préoccuper davantage.

Comme chaque soir avant de m’endormir, j’eus une pensée émue pour… Pour qui ? Je ne savais plus trop. Pour tout un tas de gens en fait ! Ceux dont on ne parlait jamais… Puis, je me saisis d’un de mes nombreux livres de chevet, tombai au hasard sur le « Traité théologico-politique », de Spinoza. J’en lus quelques pages puis, ayant fait quelques ablutions, basculais dans un sommeil profond.

*

Mais je ne veux pas d’une liaison dangereuse. Pas plus que je n’ai l’intention de faire ou parfaire votre éducation sentimentale, jeune homme ! Vous me semblez si naïf et candide, tellement en décalage avec notre monde si dur et violent… Bon, je veux bien vous rencontrer. Mais autant vous le dire, néanmoins, ce sera la seule et unique fois. Vendredi « Au bout du bar », près de votre lycée… après les cours, pour ce qui vous concerne…

Lampade me proposait un rendez-vous donc là où je me rendais certains midis pour déjeuner.

Je pris une douche express, me préparai un café, me mélangeai un peu les crayons en versant du jus d’orange dans ma tasse, puis me dirigeai vers la gare. Trente minutes plus tard, je descendais du train et filais jusqu’au lycée, évitais soigneusement la salle des profs, faisais mon cours devant un auditoire passif (un truc sur la sexualité des gastéropodes), puis rentrais directement sans prendre la peine de repasser par la case départ.

*

Il faisait un temps exécrable. Quand la veille, nous étions en plein mois de novembre, le thermomètre était monté dans les tours, affolant toutes les statistiques. Du coup, et moi le premier, chacun, au boulot, y alla de son petit couplet habituel sur le dérèglement climatique. Avant, c’était pas comme ça… avant les saisons étaient bien marquées : froid l’hiver, tempéré l’été… Avant, on envoyait des gamins dans les mines! Aussi, vers midi, étions-nous tous là à guetter le ciel obscur, à le sonder comme il ne l’avait encore jamais été. À interroger la météo comme si tout le reste – crise, chômage, précarité, n’avait plus eu la moindre importance, le cerveau humain ne pouvant visiblement traiter plusieurs problèmes à la fois !

Je quittai le lycée, équipé en conséquence : casquette imperméable, blouson en toile, bottes en cuir, avec l’impression de me rendre à un rendez-vous crucial, un truc qui allait bouleverser ma vie.

Le bar se trouvait à environ dix minutes à pied. Bien qu’ayant marché d’un bon pas, Lampade était là qui m’attendait devant l’entrée du bar, simplement vêtue – jeans noirs et veste marron. Un truc qui collait parfaitement à sa physionomie et mettait en valeur un arrière-train aux volumes alléchants.

On alla s’installer à une table dans le fond de la salle, commanda un verre de vin pour Lampade, un citron pressé pour moi. Spontanément, et alors que nous ne nous étions encore rien dit, Lampade se mit à me parler d’elle ! Lampade était responsable du service com’ dans une association, l’USL, donc, (Union sociale du logement), qui comptait dans ses rangs pas moins d’un millier de salariés répartis sur une vingtaine d’antennes à travers la France métro. Un boulot de dingue qui la mettait régulièrement aux prises avec des élus locaux sur des projets de construction de logements à bas coût. Dans certaines communes, on évitait soigneusement le sujet pour des raisons purement électoralistes. Il fallait voir leurs tronches quand on leur signalait, chiffres à l’appui, qu’ils ne respectaient pas la loi ALUR qui prévoyait d’accorder plus de moyens aux zones dites « sensibles », qu’il leur faudrait par conséquent tout mettre en œuvre rapidement afin d’y remédier, et donc favoriser la mixité dans les quartiers dits « populaires ». Le président de l’USL, un ancien député coco qui avait connu Mitterrand et toute la clique, était un type d’une grande générosité, à ce qu’il paraissait, entièrement dévoué à la cause des petits de ce monde. Aussi, ce qui ne gâchait rien, grand amateur de vin et de littérature.

Dans certaines communes, on évitait soigneusement le sujet pour des raisons purement électoralistes. Il fallait voir leurs tronches quand on leur signalait, chiffres à l’appui, qu’ils ne respectaient pas la loi ALUR qui prévoyait d’accorder plus de moyens aux zones dites « sensibles », qu’il leur faudrait par conséquent tout mettre en œuvre rapidement afin d’y remédier, et donc favoriser la mixité dans les quartiers dits « populaires ». Le président de l’USL, un ancien député coco qui avait connu Mitterrand et toute la clique, était un type d’une grande générosité, à ce qu’il paraissait, entièrement dévoué à la cause des petits de ce monde. Aussi, ce qui ne gâchait rien, grand amateur de vin et de littérature.

À deux reprises, tandis qu’il essayait de la joindre, Lampade envoya chier son mec. Puis, elle prit, enfin !, conscience de ma présence:

– Tu es donc prof ? me demanda-t-elle.

– Ouais.

– Tu enseignes ?

– SVT… En ZEP…

On se jeta deux autres verres.

– Tu sais, fit-elle, j’ai pas mal d’ennuis en ce moment…

– Ah bon ?

– Hum… J’aimerais que tu m’héberges au moins pour cette nuit. Possible ?

– Mais enfin, ben oui, bien sûr…

– Je ne vais pas te déranger, au moins ?

– Du tout…

– Tu vis seul ?

– Non… enfin oui…

On mangea un truc, puis on se carapata.

Une fois rentrés, plantés en plein milieu d’une grosse flaque d’eau, Lampade me roula un patin. Longuement, au point d’en avoir l’un et l’autre le souffle coupé…

 

2

Le 17é congrès de l’USL se tenait cette fois à Montpellier. Un truc annuel où tous les pontes du logement privé et social, ainsi que ceux du bâtiment, quelques élus locaux et représentants du gouvernement se donnaient rendez-vous. Pourquoi moi, alors qu’il n’y avait aucun rapport avec ce que je faisais ? Parce que ça te fera le plus grand bien de prendre un peu l’air!

Je partis donc le mardi suivant par le dernier TGV.

Comble de malchance, j’avais omis de remplir la déclaration de dégâts des eaux. C’est ce que me dit Sauge dans un message laissé sur ma boîte vocale, alors que nous entrions en gare de Montpellier Saint-Roch. « Normalement, c’est à votre assurance de prendre en charge les dommages subis à l’intérieur de votre appartement : papier peint, peintures, mobilier… !». J’appelai Lampade, lui demandai de s’en occuper.

Lampade vivait désormais avec moi. Dans ce qu’elle nommait un taudis digne des favelas. Je lui adressai un message. Elle m’envoya un sms dans lequel elle se disait fâchée. Pas forcément après moi, hein ! La cause ? Elle ne parvenait pas à remettre la main sur une paire de chaussures gris souris que je l’avais vue porter il y avait trois jours, lors de notre première vraie sortie. Sans doute les avait-elle laissées, avec d’autres de ses affaires, dans l’une de ces nombreuses valises qu’elle avait placée dans un garde-meuble. Peut-être devrais-je lui laisser à l’avenir un peu plus d’espace pour ses effets personnels, en attendant de trouver un appart’ un peu plus grand, non ?… M’en voulait-elle ?

– Non, non Zondorn, pas du tout, je ne t’en veux pas, tu fais ce que tu peux…

Lampade n’aimait pas les conflits. Mais Lampade avait aussi parfois tendance à se lâcher, et elle pouvait dans ce cas vous foutre une soirée en l’air pour ce qui vous paraissait être des peccadilles. Avait-elle prévu une sortie ? Si tu ne veux pas, tu me le dis que je m’organise, hein ? Oui. Mais arrivait toujours ce qui devait arriver ! Alors, pourquoi ne me l’as-tu pas dit avant?

À suivre…

Ce texte est publié avec l’aimable autorisation de Philippe Sarr.

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